Deep soul, sophistipop ou hardcore : Isaac, Paul et Lucien nous proposent chacun à leur manière de sortir ce soir

ISAAC HAYES "Let's Go Out Tonight"
Virgin, 1995
THE BLUE NILE "Let's Go Out Tonight"
Linn Records, 1989
KRAMPF "I Know A Place"
Casual Gabberz, 2023
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Musique Journal -   Deep soul, sophistipop ou hardcore : Isaac, Paul et Lucien nous proposent chacun à leur manière de sortir ce soir
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Après avoir été très prolifique dans les années 70, Isaac Hayes a calmé le jeu dans les eighties. Des raisons diverses expliquent cette discrétion et elles ne seront pas le sujet de cet article : disons juste que cette époque n’a pas été sa meilleure et qu’il a fallu attendre le début des années 90 pour que le revival blaxploitation couplé au succès de Portishead – qui samplait son classique « Ike’s Rap » sur le tube « Glory Box » – le fasse réapparaître au panthéon de la musique dite crédible. 

En 1995 le crooner scientologue a donc sorti deux albums d’un coup, Brand, composé de nouvelles chansons, et Raw & Refined, qui proposait des instrus et de nouvelles versions de ses standards. Deux disques dont on comprend à peu près qu’ils aient pu plaire sur le moment, mais qui aujourd’hui sonnent moins bien qu’on pourrait l’espérer. La production a pris un énorme coup dans la carrosserie, personne n’a changé l’huile du moteur, le design intérieur est limite glauque, et surtout la plupart des compos roulent sans trop savoir où elles vont. Le choix de sortir en single une reprise d’une complainte greenwashinguisante de Sting sur notre planète si vulnérable, « Fragile », n’arrange rien à la situation, et de fait je ne vous aurais jamais parlé de tout ça si l’une des quatorze versions du single en question ne comportait pas en face B un inédit qui, lui, peut encore s’écouter très longtemps aujourd’hui. Il s’agit là aussi d’une cover, non plus d’un Anglais faussement mélancolique mais d’un Écossais vraiment mélancolique, Paul Buchanan, chanteur et songwriter d’un des plus beaux groupes des années 80, The Blue Nile, dont il a déjà été question ici

« Let’s Go Out Tonight » est une des chansons les plus célèbres du trio sophistipop de Glasgow et reste pour moi et pour pas mal d’autres gens un morceau qui réussit comme peu d’autres à donner l’illusion d’envelopper le sentiment dense et confus de toute une existence, d’encapsuler en quelques minutes quelque chose d’inencapsulable, une entité qui flotte entre intérieur et extérieur. C’est une chanson de fenêtre qu’on ferme et qu’on ouvre et on la réécoute en boucle sans jamais trop saisir quand on est dedans ou dehors. Sur sa reprise, Isaac Hayes fait en revanche le choix du cocon et donne à sa version de plus de neuf minutes une dimension relax mais mentale, survolant Baléares et Jamaïque, tranquillement obsessionnelle. Ça reste du Hayes, on a des petits licks de guitare et des cordes qui font des volutes à l’horizon, et on l’entend faire ce qu’il sait faire au micro, ce talk-over parfois chanté, plein de postures stylées. Mais il y a aussi des vagues de synthés qui s’échouent sur le rivage et une ligne de basse fantôme qui font qu’on se demande comment il a pu enregistrer et arranger cette cover aussi inspirée et singulière alors que les deux albums sortis au même moment sonnaient aussi creux. Aucun commentaire remarquable n’est trouvable en ligne, si ce n’est quelqu’un qui dit l’avoir entendu dans un club pendant les nineties, et de fait c’est un vrai hit d’after, curieusement compilé nulle part. C’est sur Dream Chimney que je l’ai découvert, un formidable site californien qui existe depuis vingt-cinq ans et où je me rappelle avoir téléchargé l’un des premiers mixes de DJ à arriver sur mon disque dur, autour de 2001. Bref, il m’est apparu que c’était un titre à 100 % dans l’esprit Musique Journal, donc merci Isaac et merci Dream Chimney.   

« Let’s Go Out Tonight » a été repris moins d’une dizaine de fois depuis sa sortie et personne n’a jamais fait mieux que la version d’Isaac. Vous connaissez sans doute la version rechantée par Buchanan lui-même sur The Space Between Us de son compatriote Craig Armstrong (devenu depuis un compositeur d’OST très prisé à Hollywood), qui est réussie mais moins fine que l’originale. En tout cas le morceau n’avait jamais été samplé jusqu’à ce que le Parisien Lucien Krampf s’en charge l’an dernier sur la compilation d’adieu du crew de techno hardcore dont il faisait partie, Casual Gabberz. Ce n’est pas exactement un remix puisque le track est signé sous le nom de Krampf, avec un autre titre, « I Know A Place » (une citation des lyrics de Buchanan), bien qu’accompagné de la mention « Based on Paul Buchanan’s… » en sous-titre du Soundcloud. J’ai cherché à contacter le vocaliste écossais pour lui faire écouter (après tout, Glasgow est depuis longtemps un bastion hard dance, si ça se trouve il comprendrait) mais je n’ai pas eu de réponse. Si cette semi-reprise est particulièrement puissante selon moi, c’est parce qu’elle parvient à ne pas perdre le mood initial gris-rose-bleu de son modèle tout en laissant une large place au martelage en 4/4 à 160 BPM. Ce n’est pas non plus soit dur soit doux, ça se superpose, et la façon dont les guitares et les synthés de Blue Nile halètent sous le marteau-piqueur est une merveille. Vous aurez le droit d’être choqué par la voix surpitchée de Buchanan, mais je ne vous garantis pas d’être d’accord avec vous. Cette reconstruction a déjà fasciné 29 000 personnes sur SC, à votre tour de vous laisser ensorceler par son oppressante magie, qui me rappelle un petit peu le son soft, triste et anti-groove de certains tracks de Superpitcher, la vitesse et la saturation en plus. Je dis ça sans doute parce que je sais Krampf très fan de shoegaze et que Superpitcher se réclamait entre autres de cette scène, mais ça n’empêche que je ne crois pas faire que des conjectures dans le vide. 

Au passage, et quitte à nous éloigner d’Isaac Hayes et Blue Nile, je vous conseille d’écouter toute cette dernière compile CG au cas où vous ne l’auriez pas déjà fait à sa sortie fin décembre 2023. Pour leur dernier tour de piste les loustics se sont décarcassés comme pas deux, en signant notamment plusieurs hommages aux classiques du rap français, et en citant ça et là des grands moments comme le piano de « Dead Presidents » de Jay-Z et la voix de « Song to the Siren » de This Mortal Coil. Un vrai périple, une authentique parade qui vous donnera plus foi en la musique et la vie que vingt cérémonies d’ouverture ou de clôture des J.O.

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