Quine & Maher : la Muzak du Lower East Side

Robert Quine / Fred Maher Basic
Editions EG, 1984
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Musique Journal -   Quine & Maher : la Muzak du Lower East Side
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Pour inaugurer Musique Journal, je vais parler d’un disque que j’adore, d’un album insituable et instrumental que j’ai découvert il y a dix ans, au hasard d’un téléchargement erroné. Il  m’a tant plu que je l’ai depuis fait écouter, avec d’excellents résultats, à de nombreux amis aux goûts parfois très divergents. C’est un LP sorti sur le label britannique Editions EG en 1984 par deux Américains, Robert Quine et Fred Maher. Il s’appelle Basic mais pour le coup n’a, je trouve, pas grand-chose de basique : il serait plutôt composite, fabriqué de bouts de choses et de sentiments, de réfractions de chansons et d’atmosphères. Ce n’est pas non plus une œuvre de montage de bandes et de collages post-modernes comme il en apparaissait déjà quelques-unes à l’époque avec l’arrivée du digital : on y entend surtout de la guitare et de la boîte à rythmes, personne ne se permet de chanter quoi que ce soit et encore moins de déclamer un petit spoken word, et aucun instrument “insolite” ne vient faire le beau. Ce sont donc, on imagine, ces moyens réduits qui lui valent son titre, mais je ne le confirmerai pas puisque je n’ai pas jugé bon de poser la question à Fred Maher, qui en revanche m’a un peu répondu par mail sur d’autres points relatifs à la fabrication de cet album pour le moins hors-catégorie.

Robert Quine, lui, est mort en 2004, et c’est l’initiateur et le personnage principal de Basic. Si vous ne connaissez pas cet homme dégarni, placé à gauche sur la photo de pochette, je le présenterai comme un guitariste très demandé dans la scène new-yorkaise post-Velvet Underground, qui n’a jamais signé de projet sous son propre nom et s’est toujours contenté de vendre ses services à d’autres. Natif du Midwest en 1942, il s’est d’abord fait connaître en enregistrant sous le manteau des concerts du Velvet autour de 1969 – des bootlegs qui à l’époque lui valurent une certaine renommée et que les fans du groupe baptisèrent les Quine Tapes. Sa carrière de musicien a quant à elle démarré plus tard, vers le milieu des seventies, au sein des Voidoids de Richard Hell, puis il ensuite a joué aux côtés de Bill Laswell, John Zorn, Ikue Mori, Jody Harris ou Marc Ribot, et d’Anglais comme Lloyd Cole et Scritti Politti. Surtout, il a accompagné son idole Lou Reed sur scène et sur deux de ses albums, The Blue Masken 1982 et Legendary Hearts en 1983. Même s’il a été capable de quelques sorties bruitistes, notamment auprès de Reed, son style de jeu s’est en général démarqué de la ligne Downtown par ses inspirations jazz et blues. Des inspirations qui s’entendent beaucoup dans Basic, même si c’est sous une forme qui ne sonne pas tout à fait comme ce que pourrait imaginer un profane du blues ou de la guitare jazz.

Fred Maher, lui, est un batteur et producteur new-yorkais, dans son cas plutôt précoce puisqu’il a fait ses débuts en studio vers 18 ans dans le groupe Material fondé par Bill Laswell. Au-delà de Laswell, il a fréquenté à peu près la même scène que Quine et s’était déjà maintes fois retrouvé en studio avec lui avant de se lancer dans cette expérience en binôme. Mais toutes ces riches expériences passées ne forment pas pour autant la matière première de leur collaboration, ou je dirais plutôt c’est en réduisant ces heures de travail en lambeaux que semble avoir été extrait l’huile essentielle, figée dans son flacon, de Basic. Tout ce qu’on peut dire, d’après Maher, c’est que Quine et lui s’entendaient très bien, que le premier appréciait beaucoup l’expertise technique du second avec les boîtes à rythmes, et que les morceaux résultent d’improvisations, toutes captées dans l’appartement de Quine.

Le disque est composé exclusivement de plages instrumentales aux couleurs un peu nauséeuses, à la fois passées et éblouissantes, on n’arrive pas bien à faire le point. On imagine des errances pénibles très Lower East Side, très “Putain mais il est où déjà mon squat, je le retrouve plus, il a été rasé depuis ce matin ou quoi, ça devient n’importe quoi la politique de la ville dans ce quartier”, et tout à la fois très Americana, ou disons western, et qui peuvent au choix suggérer l’espoir, la confusion ou la plus sereine des apathies. Leur point commun, c’est que même après des écoutes répétées, ces plages sonnent comme des chutes de studio, des moments qui n’auraient vraiment pas dû être retenus, qui n’ont aucune nécessité d’exister, presque comme de la muzak, mais qu’elles vibrent pourtant d’un charme insaisissable et obsédant qui a dû convaincre ses auteurs de leur donner l’opportunité d’être publiées. Selon les occurrences où s’exerce ce charme, on entendra dans la brume d’une ambiance ou de quelques accords l’esquisse d’une belle chanson plus ou moins “rock”, tantôt funky tantôt déprime, l’esquisse d’une idée dispersée, floue, mal restituée. Les boîtes à rythmes de Maher impriment à l’ensemble un groove affirmé, c’est certain, mais ce groove tourne presque à vide car il ne s’articule que de loin aux parties de guitare de Quine, dont les “solos” n’en sont eux-mêmes pas vraiment puisqu’il se trouve de toute façon tout seul au milieu des boîtes à rythmes – parfois d’ailleurs son solo démarre avec le morceau lui-même, il n’attend même pas qu’on lui prépare le terrain.

C’est une œuvre qui peut déconcerter l’auditeur par l’absurdité et la banalité de la mise en scène : on entend ni plus ni moins un guitariste virtuose essayer des choses sur des rythmiques sinon génériques, du moins fonctionnelles. On devine que Quine se lâche en se sachant enfin seul, sans commanditaire, mais Maher n’a pas non plus tout laissé tourner en pilotage automatique, il n’est pas en train de boire un café au rade d’en face en fumant des clopes, à se dire que Quine finira par s’arrêter quand il en aura eu assez de tester ses idées. Il joue de la basse, de la guitare rythmique et surtout gère les pédales d’effets, donnant au disque ces résonances typiques du son new-yorkais arty de l’époque, cette tension veloutée et élégante, comme du dub sous plexiglas.  Mais cet apport de premier plan de sa part ne doit pas pour autant faire oublier son travail à l’arrière-plan, ces précipitations rythmiques qui n’évoquent rien d’autre que des objets situés justement au fond, comme une toile blanche sonore, un truc qui attend qu’un autre truc lui arrive dessus, ou vienne juste le voir. Les plages se suivent et se ressemblent, mais ça ne pose aucun problème de lassitude car le matériau, malgré sa simplicité, est d’une nature si inhabituelle et si précise esthétiquement qu’on reste captivé durant toute l’écoute du disque.

Puisque Basic fonctionne comme une espèce d’oeuvre ouverte, inachevée, comme un travail entre le brouillon et la ruine, il déclenche des échos fort différents selon ses auditeurs. On peut penser à de la library pas très soignée, ou destinée à des usages pas très fun, mais personnellement ça m’évoque Matrix Metals, un des projets de Sam Mehran, jeune artiste californien qui avait démarré au milieu des années 2000 dans Test Icicles avec Devonte Hynes, le futur Blood Orange, avant de dérouler une belle discographie psychédélique sous divers pseudos, puis malheureusement de se suicider l’an dernier. Je reviendrai bientôt sur lui mais en attendant je vous laisse donc découvrir cet album que l’on dirait fabriqué en direct des limbes.

PS : Quine figure en tant qu’auteur sur deux autres projets Downtown que j’aime bien mais qui m’envoûtent moins que Basic : l’un, intitulé Escape (1982) avec Jody Harris, guitariste des Contortions, et que Maher cite d’ailleurs comme le premier essai d’album enregistré chez lui par Quine, et l’autre, Painted Desert (1995), aux côtés de la batteuse de DNA, Ikue Mori, et d’encore un autre fameux guitariste Downtown, Marc Ribot. Il a aussi fait partie en 1992 du super-groupe Dim Stars avec Richard Hell, Thurston Moore et Steve Shelley de Sonic Youth, et Don Fleming de Gumball. Mais vous en saurez assurément plus sur lui en regardant sur Internet, notamment son interview-fleuve par un remarquable exégète de la scène new-yorkaise, Jim DeRogatis. Il y avait aussi l’article de Louis Picard dans le numéro 3 d’Audimat mais il est hélas épuisé aujourd’hui.

Un commentaire

  • Jacques d. dit :

    La première vraie grande critique d’un disque effectivement perdu dans les limbes de l’industrie phonographique (parfois même je me prends à douter de l’avoir même, tenu dans mes mains, de l’avoir jamais même écouté) mais qui, à sa lecture, me fait regretter de l’avoir presque un temps oublié.
    J’attends la suite de vos travaux d’exhumation

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