Québécois mystique et adepte des synthétiseurs de l’extrême fin du siècle dernier, Chris d’Eon sort des choses depuis le début de cette décennie, pour des labels comme le défunt Hippos In Tank ainsi que sur sa page Bandcamp. Si son travail peut être associé à la vaporwave – sons d’usine, ambiances crypto-new-age, visuels potentiellement méta –, il se démarque tout de même beaucoup de celui de Ferraro ou de Lopatin en ce qu’il se nourrit moins d’entropie et de psychédélisme. D’Eon semble également plus méthodique dans son approche, plus attaché à l’idée d’exercice, à la fois technique et compositionnel. Des exercices qui amènent ses morceaux à ressembler parfois à des mutations génétiques glaçantes, où une rythmique footwork se débat avec une basse fretless elle-même greffée au générique d’un dessin animé sur la chevalerie. Dans d’autres cas, on croirait plutôt écouter des reprises computer music de hits qui n’ont jamais existé, mais sans que ça puisse passer pour une blague. Tout ça ne vise pas, selon moi, à faire imploser l’appareil cognitif : ce sont de pures expériences, des essais sur des matériaux marqués par l’ombre d’un vintage récent, mais dont les connotations « référencées » se trouvent désactivés. En gros, même si ça peut être difficile à croire pour nous, cyniques Français échoués dans les eaux croupissantes du manque d’imagination, d’Eon le Canadien nous offre une musique très belle et très sincère – et lui-même semble curieux de découvrir et de nous faire découvrir tout ce que ses machines et ses idées vont bien pouvoir générer.
Les deux projets qu’il a publiés récemment sur Bandcamp donnent un bon aperçu de l’endroit où il se trouve en ce moment : Music for Keyboards vol. VI est le sixième volet d’une série autour de la musique chrétienne et plus particulièrement catholique – le musicien s’est récemment converti et ce qui n’était pour lui qu’un attrait esthétique est devenu aujourd’hui une foi authentique, une valeur centrale de sa vie. Ces pièces sacrées sont jouées avec des claviers des années 90, d’une onctuosité irréelle, et ça se transforme en quelque chose que je n’avais jamais entendu jusqu’ici, une sorte de paysage intérieur magnifique, éclairé par une halogène et qu’on dirait comme gorgé, enflé par le passage du temps.
Quant à Six Trios, il use d’une palette dominée par deux synthétiseurs que les fans de Playstation 1 et Final Fantasy ont beaucoup entendu. Il occupe un terrain plus éclaté, en proie à de fortes perturbations rythmiques, et rappelle en cela le EP Foxconn/Triossorti chez Knives en 2015, que je vous conseille aussi d’aller tester, entre autres pour sa géniale ouverture néo-Squarepusher. D’Eon y employait déjà une technique consistant à passer plusieurs fois à l’envers puis à l’endroit ses séquences MIDI, en maintenant un tempo fixe mais sans déterminer de time signature – je ne vais pas vous enfumer, je ne vois pas trop en quoi ça consiste, mais le résultat est effectivement instable et agité, ça c’est certain, et c’est extrêmement beau.
Je suis moins fan des deux premiers albums, sortis en 2010 et 2012, que je trouve moins focused, plus lisibles – pour info à cette époque d’Eon chantait, et il avait aussi sorti un split album avec sa compatriote Grimes. Quelle est la vie du millenial catholique amateur de hardware et de jeux vidéos qu’il semble être ? Je ne sais pas trop, mais tous ces paramètres combinés doivent forcément y être pour beaucoup dans les fascinantes créatures audio qu’il élabore depuis son domicile montréalais.
2 commentaires
Ah ah ah, excellent papier sur cette liturgie musicale néo-sulpicienne à écouter ceint de son cilice virtuel ; j’en veux pour exemple « Soul of Christ, Sanctify me » où se mêle le son aigrelet mais pitché de la cabrette, clairon de ces Pardons qui soulèvent sporadiquement quelques campagnes prêtant oreille aux messes en latin, à celui des pochades numériques d’un Super Mario bercé des lointains échos d’un Hellfest baigné d’eau bénite.
D’Eon, « adepte des synthétiseurs de l’extrême… fin du siècle dernier », Clayderman à la coupe de cheveux asymétrique et, du coup, plus Double Face que Claude François ?
Allez, je me mets une resucée de ce « Soul of Christ, Sanctify Me » avant d’aller aller fouiller de ce côté là :
https://www.youtube.com/watch?v=3hmIfwBrSP8
Kill a Man With a Joystick in Your Hand à l’époque du (je m’avance pour la blague) post-orientalisme internet montréalais (à analyser cf aussi Les Momies de Palerme) du début de la décennie était un de mes favoris
https://vimeo.com/155877293