En 2005 sort chez Epic le troisième album de Fiona Apple, Extraordinary Machine. Le disque était en préparation depuis 2002, en collaboration avec le producteur, compositeur et multi-instrumentiste Jon Brion, déjà présent sur Tidal (1996), et maître d’œuvre de When the Pawn… (1999). Mais c’est Mike Elizondo, jusqu’ici comparse de Dr Dre, qui apparaît désormais dans les crédits ; et de la première phase de travail, il ne reste que deux titres, à l’ouverture (l’éponyme « Extraordinary Machine ») et à la clôture (« Walz ») de l’album. Cet encadrement, déjà, est singulier. Et les deux chansons tranchent assez nettement sur le reste du disque, par leurs sonorités d’abord (cordes, claviers analogiques, marimbas), mais aussi par leur rôle des arrangements, qui ici accompagnent la composition, quand ailleurs ils l’assaisonnent. On peut même estimer qu’il s’agit des deux sommets de l’ensemble. Or, la rumeur veut qu’il en existe une première version, achevée, intégralement produite par Brion ; il est même question de titres disponibles sur Internet.
Que s’est-il donc passé ?
Il y a d’abord l’histoire qu’on aimerait entendre, et qu’on peut se laisser raconter à condition de ne pas trop tendre l’oreille. Celle d’un album façonné par deux artistes, deux amis, approfondissant leur collaboration, s’engageant plus avant dans une pop plus classieuse, un peu col blanc aussi, aux compositions plus compactes, aux arrangements plus travaillés. Mais il n’y a là, d’après le label, aucun single. Epic aurait donc refusé de sortir l’album et imposé un nouveau producteur, opportunément choisi parmi les plus connus du moment, importé d’un hip-hop atteignant alors des sommets commerciaux sans précédent (Elizondo participe au Marshall Mathers EP d’Eminem). On imagine Apple et Brion, fiers de leur travail commun, lançant avec romantisme leur bouteille à la mer, laissant aux fans le soin de rendre à cette œuvre son nom, confisqué par une industrie culturelle obsédée par ses dogmes.
Naturellement, les choses sont plus compliquées – et plus intéressantes. La version Brion existe, elle est prête et complète depuis 2003. Mais ce n’est pas celle qui s’est retrouvée disséminée sur le web après la sortie de l’album officiel produit par Elizondo ; il s’agit plutôt une collection de démos ou de mixs plus aboutis, parfois plusieurs pour un même titre. Il existe par exemple, ironie, deux versions de « Better Version of Me », sans que l’on sache s’il s’agit de versions de travail ou de pistes retravaillées par des amateurs. De telle sorte qu’Extraordinary Machine version Brion reste un album à compléter, à peaufiner – que l’auditeur doit imaginer, un peu, en même temps qu’il l’entend.
Mais on ne peut manquer de pressentir ce qui aurait pu avoir lieu. Les deux artistes, après When the Pawn…, atteignent ici une symbiose musicale qui tient du grandiose. Les thèmes et la voix de Fiona Apple sont toujours faits de souffrance âpre, de colère, de cette ironie douloureuse qui colore ses élans lyriques. Mais les arrangements de Brion, bien que subtils et même sophistiqués dans leur intime détail, laissent désormais de côté toute forme de pudeur : les cordes sont rugueuses, parfois brutales, souvent hachées ; leurs partitions sont complexes, originales, passionnantes, et des titres comme « Not About Love » en sont transfigurés. Les batteries sont sèches et saillantes, leur swing spartiate (« Red Red Red ») ; les claviers, légèrement en retrait, mêlent plages, ponctuations et bruitages, soulignant invariablement les moments les plus dramatiques de chaque titre. Certains, rares, ont une tonalité plus primesautière – « Extraordinary Machine » surtout, « Get Him Back » dans une certaine mesure – mais ne se départissent jamais d’une inquiétante étrangeté, qui n’est pas différente de celle des textes en tourment d’Apple et les épouse parfaitement.
Extraordinary Machine version Brion aurait été un album d’exception. Alors quoi ? À lire les uns et les autres, on devine un abandon, une envie qui s’éteint. Brion est parti travailler sur d’autres projets, Fiona Apple a attendu, voulu tenter autre chose avec quelqu’un qu’elle connaissait bien – Elizondo était bassiste sur l’album précédent, et Brian Kehew, qui lui prête main-forte, est un ami. Puis le temps a passé. Cette absence de dénouement renvoie aux commencements mêmes du projet : c’est, paraît-il, Brion qui a supplié Apple, au lendemain d’une éprouvante rupture, de lui donner de quoi se remettre au travail – elle qui n’en avait pas particulièrement l’intention.
Ces circonstances ne sont pas sans écho dans la chose même. Le supplément élégiaque qu’apporte le travail de Brion porte les compositions d’Apple à un point d’équilibre qui relève déjà de l’excès. C’est ce qui fait la puissance de certains titres, mais en alourdit d’autres. Car à soutenir, amplifier les inclinations de la voix, les instruments de Brion cessent de se poser en contrepoint ou en dialogue avec elle, comme c’était encore le cas dans l’album précédent. De ce contraste, la voix ressortait plus expressive, plus joueuse aussi. Ici, elle est parfois comme prise dans une intensité complaisante qui la dépasse, ou que la composition elle-même ne peut soutenir. C’est un disque au parfum puissant, mais d’emblée un peu gâté. Il était sans doute temps de le laisser.
Il y a un épilogue à cette histoire. Par un hasard inattendu – just a simple twist of fate– Apple et Brion se retrouvent très vite dans des situations en miroir. Pendant qu’Apple reprend ses morceaux à la mode Elizondo, Brion travaille avec Kanye West sur Late Registration. La comparaison est particulièrement cruelle.
Elizondo vient du hip-hop, où son travail, d’après ses propres déclarations, consiste à orner un flux sonore répétitif, structuré par l’alliance d’un beat et d’un flow, dont il ne s’occupe pas, d’après la division du travail qui s’opère avec Dre. Et il semble parfois que ses interventions dans Extraordinary Machine ne consistent qu’à étirer des ornements selon l’humeur et les moyens du moment. Ainsi les bruitages synthétiques qui parsèment « Window » manquent d’unité et de cohérence, les cuivres de « Please Please Please » font crûment entendre la décennie du software dont ils proviennent et la batterie inutilement bavarde et syncopée de Questlove sur « Not About Love » manifeste assez bien l’impuissance de tout le disque à développer un propos musical. Ces nouveaux arrangements, voulus plus discrets pour mettre en valeur la voix et les compositions d’Apple, l’abandonnent en plein désert.
C’est l’inverse qui semble se produire, sur certains titres, entre Brion et Kanye. Les sons Brion sont reconnaissables, – ici un chamberlin, là un xylophone aux sonorités brillantes – et parfois, c’est le compositeur de musiques de films orchestrales, le faiseur de pâtes sonores aux accents classiques qui se fait entendre, sans que le résultat soit particulièrement convaincant. Mais Brion sait également entendre chez West des appels à sortir de leurs habitudes respectives. C’est par exemple une voix vocodée et passée à la distorsion, l’utilisation du pitch wheel au synthétiseur sur « Hey Mama », qui adoucissent un titre originalement plus brutal. Mais c’est sur « Gone » surtout que son travail est remarquable : cordes inventives, se modulant de manière chaque fois différentes sur le flow des artistes, imposant leur mélodie au refrain, suspendant le temps dans un intermède musical inouï, et secondant Kanye West dans le couplet à l’os qui conclut le titre. Les arrangements ici tissent, avec les discours, un véritable récit musical – cela même qui manque aux propositions d’Elizondo.
Ces hybridations aux destins contraires disent deux arts tout à fait différents de la production, plus ou moins capables de se porter vers des domaines qui ne sont pas les leurs. Mais aucun n’a pu donner une forme satisfaisante à Extraordinary Machine. Nous n’en aurons jamais que le fantôme d’un côté, le doppelgänger claudiquant de l’autre – soit exactement ce qu’il faut pour continuer à le rêver en album parfait.
Un commentaire
C’est Brion qui gagne aux points en comparant les deux versions, mais je trouve que le travail d’Elizondo ne fait pas trop tache. Il met en avant la voix de Fiona et insiste sur l’ossature rythmique… Il atténue trop les arrangements de Brion (où l’a-t-on forcé ?). Il aurait été intéressant de voir le travail d’un Mitchell Froom chez Apple, car son aide chez Suzanne Vega est remarquable et parfois décisive (99,9°F). Le mélange organique/electro-acoustique est chez lui parfaitement assumé. Vous avez raison, on est avec un semi-travail au final. Album au curieux destin !