Jeudi 5 juin, Rohff a été condamné en appel à cinq années de prison ferme suite àl’expédition punitive ultraviolente – et filmée – datant de 2014 où l’on voyait le rappeur, accompagné de plusieurs jeunes hommes – « des fans rencontrés dans la rue » a-t-il plaidé lors de son procès en première instance, sans toutefois convaincre les juges –défoncer un vendeur de la boutique Ünkut de Châtelet âgé de 18 ans. Ceci met un terme plutôt sordide au beef entre Rohff et Booba, débuté il y a de ça quinze ans, impliquant manifestement des honoraires jamais réglés pour un morceau jamais sorti quoiqu’assez fantastique, « C’est nous la rue (Cru) », dans lequel rappaient tour à tour le fringuant D.U.C, Rim-K du 113 et donc, l’original soldat comorien Housni Mkouboi.
Ce triste événement met également un terme tout aussi sordide à la spirale infernale dans laquelle s’est retrouvé plongé Housni depuis bien dix ans. Alternant échecs commerciaux, disques médiocres, divers procès (notamment pour des violences infligées à son ancienne compagne ou des menaces proférées à l’aide d’un revolver sur son petit frère) et plans business ridicules (il existe une vidéo datant de 2017 où on le retrouve essayant de vendre sa gamme de téléphonie mobile DIY à un Cyril Hanouna embarrassé, si vous avez envie de chialer, n’hésitez pas à la chercher), celui-ci a fini par devenir un sujet de blagues récurrent parmi les auditeurs de rap français – sans parler de Booba lui-même qui, imperturbable, continue de se foutre de sa gueule sur Instagram depuis Miami.
Cette chute finale, vertigineuse et définitive a beau être relativement étonnante de la part d’un rappeur qui a vendu, en l’espace d’une carrière, environ un million et demi d’albums, il n’en demeure pas moins qu’elle était prévisible. Rohff est, en effet, un cas difficile. Arrivé en France en 1987 à la suite du divorce de ses parents aux Comores, élevé seul par sa mère avec ses deux frères dans des conditions pour le moins précaires, il se prend de passion pour la boxe et le rap à l’adolescence, intégrant par l’entremise de Mokobé du 113 un crew d’une vingtaine de rappeurs venant comme lui de Vitry-sur-Seine et de ses environs, L’Union, qui deviendra la Mafia K’1 Fry. Parmi eux on trouve les groupes Ideal J, le 113, Différent Teep ou Intouchable. « J’étais dans la Mafia K’1 Fry quand c’était la MAFIA K’1 Fry », annonce-t-il non sans d’inquiétants sous-entendus dans l’indispensable documentaire sur le gang du Val-de-Marne, Si tu roules avec la Mafia K’1 Fry, sorti juste après son départ du groupe en 2004.
Car en effet outre leur musique, il existe pas mal de raisons qui ont rendu la Mafia K’1 Fry légendaire dans l’histoire du rap français – et précisément à ses débuts. Le crime est sans conteste l’une d’elles. Les liens de certains membres – notamment le groupe Intouchable – avec le grand banditisme auront pour conséquence divers règlements de compte plus ou moins atroces et les assassinats über-gouffreux de Las Montana et Mamad en 1998 et 2003. Des faits troubles entourent les circonstances de ces mises à mort, parmi lesquels tortures et actes de barbarie. « C’est pour les mecs qui plaisantent pas », clame Démon One dans l’inaltérable classique « Pour ceux », sauf qu’au contraire de 95 % des fois où une menace de ce genre est proférée dans un morceau de rap, il s’agit là d’une incontestable vérité.
Cette puissance gothique, ténébreuse et nimbée de mystère habite les meilleurs morceaux de la early Mafia K’1 Fry, dans leurs groupes respectifs ou lors de posse-cuts 100% mauvaise ambiance performés sur mixtapes et/ou freestyles radio entre 1996 et 1999. L’unique illustration qui circule alors du gang d’Orly-Choisy-Vitry au complet –publiée dans le magazine L’Affiche si je me souviens bien, vers 1997-98 – est une photo en noir et blanc d’une quarantaine de mecs en Lacoste-Levi’s-Reebok réunis autour de ce qui semble être un échangeur d’autoroute. Aucun n’est identifiable. Aucun ne rit. Certains sont assis sur la partie supérieure du pont, leurs jambes dépassent de la balustrade et se balancent au-dessus de cinq mètres de vide. D’autres, au bas de la structure en béton, se tenant par les épaules, sourient de l’air satisfait des mecs qui ont passé leur jeunesse à envoyer des professeurs de français en dépression. C’est l’image d’Épinal du « ghetto français » évoqué par Kery James dans le morceau du même nom, ultime cauchemar du pays France, publicité vivante en faveur du vote Front National. Voici cinq des titres les plus représentatifs de cette période bénie.
Rohff ft. 113, Kery James, Sayd des Mureaux, Stor-K – « Dans ta race »
Pendant sonore idéal de cette photo dont il n’existe malheureusement nulle trace dans l’immensité opaque d’Internet, un jeune Rohff, alors inconnu et invité par Mysta D sur sa compilation L’Invincible armada (j’en place une pour toi Furiani2, célèbre user de Soulseek possédant l’intégralité du genre rap français en format mp3), fait montre de violence gratuite maîtrisée aux côtés d’un Kery James époque voyou et de mecs dont on imagine qu’ils n’étaient « pas vraiment » des rappeurs mais plutôt de ces nombreux squales avec lesquels ils passaient leur temps à racailler au quartier Demi-Lune d’Orly. Ce geste de donner la parole à des types n’ayant visiblement rien à foutre de la musique est typique de la Mafia de cette période, et au lieu de gâcher le morceau, les inénarrables Stor-K et Sayd des Mureaux participent activement à la réussite de celui-ci : en plus de mettre en relief les couplets parfaits des deux futures stars du rap hexagonal, ils offrent au morceau une saveur âpre, une dureté de branleur, épaisse mais freestyle, qui, en plus d’être touchante, s’avère au fil des écoutes irrésistible.
Ideal J – « Une vie de malheur »
Morceau exceptionnel paru en ouverture du premier disque sorti sous le nom Mafia K’1 Fry, Les Liens sacrés, le plus grand rappeur en France Kery James – Booba est alors en prison – annonce par son atmosphère et son format l’album à venir d’Ideal J, l’inusable Le Combat continue, sorti fin 98. Kery enveloppe la vie de tous les fils d’ouvriers et d’immigrés en trois couplets, arrive à traduire un sentiment particulier, la vie (et la sensation de vivre) en cité HLM à un moment où la vente de stupéfiants n’est pas encore assez développée pour endiguer efficacement la « violence urbaine » ou la «fracture sociale », thèmes majeurs de la décennie politique 90. Néanmoins, dire que Kery raconte la « réalité » serait également faux ; c’est plutôt une version enhanced de la réalité, un mode de vision du réel qui se concentre presque exclusivement sur les éléments anxiogènes de la vie en banlieue, le fait d’être pauvre en premier lieu (thème qui a presque disparu du rap aujourd’hui), le fait d’être autre en second (tous ces jeunes de cités issus de la generation X ont en effet sans doute connu le racisme ordinaire d’une France 70-80 pas encore spécialement woke vis-à-vis des enfants de l’empire colonial français). Aussi, et là je m’adresse surtout aux nerds du rap français dont je fais partie, on a l’impression d’écouter un morceau de ce qu’aurait été Le Combat continue si l’album n’avait pas été masterisé. C’est bien crade, lo-fi juste ce qu’il faut, et du coup ça fait à peu près trois fois plus vrai rap new-yorkais que n’importe quelle tentative de faire du rap new-yorkais français en 1998 – et Dieu sait s’il il y en avait.
113 Clan – « Squat »
Encore Kery et Rohff, encore des couplets emplis d’une sagesse toute vitriote de la part d’AP et Rim-K du 113, réunis autour du patriarche de la Mafia K’1 Fry Manu Key et d’une prod d’excellente facture quoique tout à fait basique pour du rap français de 1997 : un sample terne et triste d’inspiration Mobb Deep, à tel point que je crois reconnaître les mêmes notes qu’un morceau du duo de Queensbridge présent sur Hell on Earth, quoique remodelées différemment. Ici comme souvent vers 97-98, Rohff rappe en prenant une sorte d’accent américain envisagé d’un point de vue français –ses rimes en « -auch » deviennent « -aucha » – ce qui, paradoxalement, renforce l’esthétique anti-States, anti-baggy, anti-zoulous, en résumé anti-« hip-hop » typique de la Mafia K’1 Fry, pour en faire un truc autre, assez déstabilisant et virilement adolescent.
113 ft. Karlito, Kery James, Rohff, Manu Key – « Traîner la nuit »
Toujours Kery et Rohff, cette fois-ci dans une apologie de la vie une fois la nuit tombée sur le béton armé du Val-de-Marne, parue sur Opération Freestyle, la compilation mixée – et scratchée – de Cut Killer. La production du regretté DJ Mehdi évoque certaines ambiances cinématiques que l’on retrouvait au même moment chez les gros labels indépendants américains, Rawkus en tête, ici le western, mais niquez bien vos mères parce qu’on est très loin de la Sierra Madre et beaucoup plus près d’un Josey Wales revenu d’entre les morts sous la forme d’un mec paro arborant fièrement ses Air Max BW solidement fixées autour d’un Booster Spirit MBK. On retrouve ici la saveur de la retrouvaille entre potes devant l’entrée passées 22 heures, cette franche camaraderie du Demi-Lune Zoo faite de blagues et de joints dont le présent article relate les grands moments et que l’on peut mettre en relation avec les tendances politiques de la ville : depuis 1925 en effet, Vitry-sur-Seine n’a connu que des maires communistes.
Ideal J ft. OGB, Karlito, Dry, A.P. – « Showbizness 98 »
Écouter du rap attentivement ne sert en définitive à rien d’autre qu’à tomber sur des morceaux d’une perfection barbare aussi définitive, perdus parfois qu’ils sont dans un désert aride de tracks moyens ou gentiment médiocres. Bon OK il n’est pas tiré d’une compilation du gouffre cette fois-ci – c’est l’avant-dernière piste du classique Le Combat continue – mais je l’inclus par ce qu’il constitue le mode le plus abouti des posse-cuts précédents. À ce point que même le sympathique OGB arrive à être bon dessus. Cinq mecs sur une prod en forme d’ode au vandalisme de la part de DJ Mehdi, démontage et lacération de la concurrence sur 4 minutes et 33 secondes, un style khata pour Golf 4 TDI chrome immatriculée 94. Je me souviens que le morceau était quelquefois joué dans les émissions spécialisées diffusées la nuit sur Sky, mais finalement pas plus qu’« Une poignée de dollars » ou « Un nuage de fumée » – sans parler bien sûr de « Hardcore » –, ce qui l’a rendu un peu anonyme, un peu oublié, alors qu’il s’agit d’un immense moment de rap violent. Le couplet de Dry me fout encore des frissons vingt ans après mes années de collège en Zone d’éducation prioritaire, dans une vibe antisociale prosélyte : « M’fais pas la bise, j’suis pas ton gars ». Je rappelle au cas où que ce morceau et cet album sont sortis à un moment où le rap dit « positif »des Ménélik, MC Solaar ou Alliance Ethnik était encore loin d’avoir disparu – et l’on vivait également les années fastes du Secteur Ä et les tubes commerciaux de Passi et Stomy Bugsy.
Après le meurtre de « L.A.S. » d’Intouchable au sommet de la célébrité d’Ideal J – un remix du génial « Hardcore » avec Method Man du Wu-Tang tournait alors en boucle sur Skyrock –, Kery James mettra un terme au groupe et se convertira à l’islam. Il se lancera dans une carrière solo plus « mature », que l’on est en droit de trouver moyennement consistante – et souvent pontifiante. Le 113 sortira un album majeur, Les Princes de la ville, quoique dans un registre différent de ce rap de banlieue sans lumière, typique de la early Mafia K’1 Fry. Quant à R.O.H.2.F, après un premier album fabuleux intitulé Le Code de l’honneur en 1999, il échangera ses complets Lacoste vert bouteille pour de plus lumineuses parures, jusqu’à devenir l’éternel et flamboyant numéro deux du rap game français des années 2000.
2 commentaires
Force à toi pour cet article littéralement incroyable de style, de narration et de précisions qui m’a donné envie de verser une putain de larmes sur mon polo brice imitation lacoste.
Surtout comme par hasard Karlito sur deux des meilleurs morceaux, son album Contenu sous pression reste tellement sous évalué…