Quand j’ai commencé à me prendre de passion pour la musique électronique, vers 1995, ça faisait quelques années que Warp était une référence en Angleterre et Mo’Wax, quoique plus récent, avait déjà une sacrée réputation ; je trouvais donc un peu nase de ma part d’arriver après la bataille en m’inclinant devant le catalogue de ces deux labels à mes yeux très établis. Même si j’y trouvais souvent des références géniales, je crois que ça me blessait dans mon ego de nerd adolescent de ne pas avoir pris le train plus tôt. Du coup quand j’avais vu apparaître les premières sorties d’un label au design incroyablement cool, qui fusionnait le côté futuriste clinique de Warp au style graffiti esthétisant de Mo Wax, je m’étais jeté dessus. Je ne sais pas à quel point le graphisme des pochettes de Clear a influencé ma perception de la musique mais en tout cas j’ai vu dans cette maison fondée par Clair Poulton et le directeur artistique Hal Udell quelque chose qui me semblait n’appartenir qu’à moi, qui visait juste là où j’aimais et dont je comprenais tout de suite la démarche.
Le label a édité des choses pendant trois ans, de 1995 à 1998, mais ce sont surtout ses premières sorties, enchaînées comme un programme, un manifeste, qui m’ont le plus marqué. Pour débuter, Poulton et Udell avaient en effet appelé des artistes confirmés, œuvrant en général sous pseudo : Plaid (alors encore l’un des projets internes à Black Dog Productions), Jedi Knights (alias Global Communication), Matthew Herbert (sous le pseudo de Dr Rockit), Autechre (sous le nom de Gescom), ou encore Mike Paradinas (à la fois Tusken Raiders et Jake Slazenger).
L’idée de Clear, au départ, était de restaurer l’electrofunk, genre auquel le nom même du label rendait hommage, puisque le morceau de Cybotron en général considéré comme le premier track « techno » de Detroit (même si ce n’est concrètement pas de la techno, mais donc de l’electro au sens premier du terme) portait ce titre. Je ne saurais l’affirmer avec une totale certitude historique, mais je crois que ce retour à ce son spartiate et tendu réagissait aux productions très rapides et souvent très chargées de la techno de l’époque. L’electrofunk, en plus d’être le style « originel » d’une dance music n’ayant pas encore dissocié hip-hop et techno, présentait en effet une pureté de couleurs et de pulsation plutôt convaincante en plein tumulte surexpressif, dans un paysage rave tardif souvent dark. Mais sa structure rythmique laissait aussi pas mal de place à la mélodie et aux basses : elle allongeait le déroulement des opérations. Clear ne se focalisait pas strictement sur cette armature, mais la plupart de ses premiers disques déclinaient en tout cas d’une façon ou d’une autre ce principe d’espace, de lenteur, de fluidité, doublé de nervosité, de futurisme mais parfois aussi d’humour plus ou moins pince-sans-rire. J’ai choisi cinq références qui en démontrent toute la diversité : certaines sonnent sinon datées, du moins d’époque, là où d’autres pourraient être postées demain sur Chineurs de House ou les Yeux Orange. Elles prouvent chacune à leur façon que ce revival electrofunk rétrospectivement très précoce – le goût pour cette syncope jouée à la 808 s’était démodé moins de dix ans plus tôt, autour de 1987 ou 1988 – ressemblait plus à une prise d’élan vers le futur qu’à un mouvement de nostalgie rétrograde.
JEDI KNIGHTS – « May the Funk Be With You » (1994)
C’est la première sortie de Clear, sous l’influence de Star Wars et d’une sorte d’afrofuturisme revisité – je ne sais pas si on peut vraiment parler de réappropriation – par deux Anglais blancs. C’est un morceau qui déclare ouvert la réactivation de l’electrofunk, signé de ce duo plus connu sous le nom de Global Communication pour ses inoubliables utopies ambient. Que dire ? C’est pour le moins dépouillé, ça claque, c’est à peu près tout ce que les mots peuvent laisser entendre face à ce corps robotisé qu’on appelle le groove. Toujours sous le même pseudo, Mark Pritchard et Tom Middleton sortiront sur leur propre label Evolution un double maxi tout aussi irrésistible, comportant notamment une bombe house samplant les JB’s, shout-outant les Masters At Work, et annonçant un petit peu le remix des Daft Punk pour Scott Grooves.
JAKE SLAZENGER – « Bolus » (1995)
Je faisais déjà l’éloge de Mike Paradinas l’autre jour en évoquant ses albums pour Rephlex sous le nom de Mu-Ziq, et j’avais volontairement omis de mentionner cet album encore plus délirant sous le nom de Jake Slazenger (du nom du créateur de raquettes de tennis, d’ailleurs le LP s’appelle Makesaracket, sachant que racket veut aussi dire bordel, bazar, soit l’ambiance générale de ce disque). C’est une sorte d’atelier de libre création entre un simulacre de groupe jazz-funk et des machines déréglées par le cerveau qui crépite sous le catogan de l’incorrigible Helléno-Britannique. Ça peut parfois relever de la démo super bien vue, de la superposition miraculeuse, comme cela tourne à d’autres moments à ce qu’aurait pu devenir le hip-hop des débuts si les rappeurs n’avaient pas pris le contrôle de la situation et qu’il était resté essentiellement instrumental, mécanique et dubifié. Pas exactement le genre de choses qu’on écoute avec des copains en sirotant des IPA le vendredi soir, mais au moins ça creuse des trucs, ça tente des combinaisons, et ça ne cherche pas trop à ressembler à quoi que ce soit.
SPACEPIMP – « K9 Law » (1995)
Peut-être le seul véritable tube de Clear, pour le coup pas signé par un ponte de l’IDM mais par Spacepimp, anciennement connu sous le nom de Acen, soit un mec qui quelques années plus tôt faisait du breakbeat hardcore, genre alors presque tabou dans l’intelligentsia électronique, laquelle validait sa petite sœur la jungle, plus sophistiquée, plus groovy, mais refusait de reconnaître cette aînée moins bien dégrossie. Là encore, ce beat minimal et hyper phat (ça s’écrivait comme ça à l’époque) brille par sa netteté, la qualité définitive de sa frappe, et me fait surtout beaucoup penser à « Da Funk » des Daft, en plus anglais, donc plus classe mais moins « entrée plat dessert ».
PLAID – « Android » (1995)
J’ai pas été loin de tout plaquer et de consacrer ma vie à l’art du graffiti à force de contempler la pochette de ce EP, mais j’ai préféré me plonger dans la musique qu’il proposait. J’ai toujours eu une énorme tendresse pour Bytes et Spanners, les deux premiers albums de Black Dog Productions, et j’ai également longtemps suivi la carrière de Plaid sur Warp, une fois Ed et Andy séparés de Ken. La rondeur lointaine et la précision chaque seconde plus défunte des grooves de la musique des trois hommes au début de leur carrière me fascinera toujours. Plus qu’Autechre et qu’Aphex Twin réunis, leurs nappes, leurs résonances, l’architecture poignante de leurs compositions restent pour moi les meilleures choses à faire écouter aux gens qui trouvent que la musique électronique n’a pas d’âme ou qu’elle ne parle pas de la vie. Pour moi, la deuxième partie de cette plage constituait un sommet d’émotion intime, elle soulevait et soulève encore dans mon cœur des drapés dont j’ignorais l’existence, mais dont le toucher me semblait aussitôt exact, tragique et familier.
GESCOM – « Go Sheep » (1995)
C’est probablement l’un des morceaux, sinon le morceau le plus laidback de la discographie d’Autechre : c’est presque du trip-hop, et d’ailleurs je rappelle, tant qu’on est encore à jouer les anciens combattants des mid-nineties, que sur la première compile Headz de Mo Wax figurait ce qui doit être le deuxième titre le plus laidback d’Autechre, « Lowride », une sorte de pompage-edit de « DJ Premier In Deep Concentration », de Gang Starr, lui-même un magnifique assemblage de samples. Mais ça n’est pas non plus vraiment du trip-hop, cependant, puisque l’écho sur les drums devient flippant plutôt que « spliffé » et que la basse ronronnante se fait carrément menaçante au fil du track. Cela dit, il y a quand même un élément pas du tout Autechre et 1000% zicos qui squatte presque l’intégralité du morceau : c’est ce solo d’orgue avec un putain de feeling jazzy qui, selon moi, prouve bien que Sean et Rob ont toujours été des petits blagueurs. En tout cas, quoiqu’on en pense, c’est une tuerie, et peut-être encore plus aujourd’hui.
GREGORY FLECKNER QUINTET – Monkey Boots (1996)
Après 1996, les prestigieux invités disparaissent peu à peu des sorties Clear et le label développe ses propres artistes. La matrice electrofunk elle aussi se dissipe au profit d’une esthétique plus délicate, plus pointilliste. Gregory Fleckner Quintet pratique ainsi une espèce d’electro-jazz de nuit, mi-espiègle mi-désespéré. Clatterbox joue la carte de la syncope plus ludique, modelée sur des sons concrets, tout comme le fait Herbert à la même époque. Metamatics anticipe de son côté à la fois la micro-house et le « nu-jazz ». On croise quand même quelques nouveaux noms connus, comme As One, et un futur grand, Morgan Geist. Tout ça était de la très bonne musique électronique, ouverte et absorbante, mais je n’y trouvais plus le mélange d’exigence un peu absurde et d’ardeur enfantine qui caractérisait les débuts du label. Et il faudrait attendre quelques années, et regagner les clubs, pour voir ces sages expériences de laboratoires se convertir à nouveau – sous la forme de la minimale, du 2-step ou du broken beat –, en monstres doués de ce corps robotisé qu’on appelle le groove.
Un commentaire
Fabuleux maxi de Gescom et en effet, les deux premiers Black Dog sont démentiels et probablement sous-évalués, peut-être en raison des disques suivants des deux factions, nettement moins intenses et mystérieux que Bytes et Spanners.