Lorsque j’ai parlé du premier album de Microstoria en avril, j’ai conclu en disant que ce disque s’écoutait extrêmement bien au bureau mais je n’ai pas eu la force de trop développer cette idée de la fonctionnalité et d’évoquer la difficulté à composer une très longue bande-son (voire une infinite playlist) que l’on pourrait se passer dans le casque quand on travaille. Car si l’espèce de neutralité presque matérielle propre à la musique du duo allemand marche très bien sur moi quand je dois m’abstraire du monde extérieur pour me consacrer à une tâche de type relecture ou « mail pro » soi-disant important, ce n’est pas le cas de beaucoup de productions pourtant considérées comme voisines de celle-ci. Et plus généralement, on a tort de croire que n’importe quelle plage dénuée d’un trop fort engagement en termes de voix, de beat et de mélodie suffit à faire faire le vide autour de soi. Ce sont surtout le mood et la consistance qui vont déterminer la teneur de l’effet recherché. Les choses très chaleureuses, marinées dans la douceur, comme par exemple Boards of Canada ou Offramp de Pat Metheny, ont tendance à agacer au bout de dix minutes si on ne les écoute que d’une oreille : malgré leur quiétude mignonne et bienveillante, elles réclament néanmoins toute notre attention. Les trucs plus glaciaux, genre la fameuse compilation Isolationism ou l’appellation dark ambient si décriée (perso je le trouve très bien ce terme, ça dit bien ce que c’est), peuvent faire illusion un temps – leur espèce de chape électronique nous sert de cloison occultante – mais finissent tout de même par oppresser un peu : il y a trop de tension dans ces nappes. Et j’ai beau en parler souvent avec des amis – mon ancien et créatif collègue Gonzague Dupleix avait même un jour ambitionné de développer une web-radio GQ consacrée à cette fonction –, et d’ailleurs Guillaume Sorge met entre autres pas mal de titres comme ça dans cette web-radio, elle bien réelle, qu’il programme pour ce centre d’art suisse, ça reste dans l’ensemble compliqué de trouver beaucoup de bonnes choses qui soient adaptées à un usage bureautique, ou disons même plus largement à un usage secondaire : des fonds sonores qui seraient juste des fonds, qui s’épanouiraient dans leur qualité de fonds purs.
Cet album du Russe X.Y.R. fait partie de ces élus, même s’il n’est sûrement pas conçu ainsi au départ. Je ne saurais pas bien le décrire si ce n’est qu’il ressemble à n’importe quel autre disque d’ambient vintage ou néo-vintage : des motifs en boucle peu envahissants, des nappes de synthés analogiques qui dégagent un halo puissant mais surtout stable, fiable, qui ne va pas faire le mariole tout d’un coup comme ces productions contemporaines d’ambient déconstruit qui ont l’air de juger ultra subversif de venir déranger nos rêveries de salariés solitaires. El Dorado peut s’écouter comme un concept-album consacré à un monde fictif ou parallèle – le premier et le dernier morceau s’appellent « Lost City », d’autres « Aguirre Song », « Conquistador » ou « Rain Forest », on est donc dans une démarche de découverte, d’exploration et de mystère – mais il peut tout aussi bien s’appréhender comme un papier peint finement ouvragé, une moquette, une tapisserie, comme le revêtement d’un fauteuil ou le toucher d’un couvre-lit – toutes choses que je ne possède pas chez moi, et encore moins sur mon lieu de travail, comme vous devez vous en douter, mais qui surgissent par magie de ces petites sculptures sonores. C’est du son auquel on s’attache sans bien s’en rendre compte, qu’on peut se mettre en boucle dans le casque ou dans les enceintes sans que ça ne perturbe, mais qui très vite s’installe dans votre espace mental ou domestique, telle une plante ou un parfum.
X.Y.R. est donc un artiste russe dont les initiales veulent dire Xram Yedinennogo Razmuwlenuja, je ne sais pas si c’est de l’humour de Saint-Petersbourg ou si c’est son patronyme, surtout qu’il porte également le pseudo plus classique de Vladimir Karpov, enfin bref, je serais tenté de dire que là n’est pas la question qui nous intéresse ce matin. Ce que je relève dans sa discographie, au-delà de la réussite que représente El Dorado, c’est son abondance : près de vingt sorties en moins d’une décennie, notamment pour Not Not Fun et pour Jeunesse Cosmique, label montréalais spécialisé comme son nom l’indique dans la « cosmic ». Et je me dis (peut-être à tort) qu’être prolifique est un trait propre à pas mal de musiciens ambient depuis les débuts du genre. Tangerine Dream et Klaus Schulze débitaient de la B.O. à flux tendu, et le marché du disque new-age/relaxation/yoga s’est lui aussi, dès la fin des années 70, retrouvé envahi par un paquet de gens sachant se servir d’un synthé. Et aujourd’hui il y existe encore, dans un secteur certes plus arty, un réseau international où cassettes et CD-R sont éditées à un rythme soutenu et en série très limitée. Cette industrie de type « ambientsploitation » – cosmixploitation, synthploitation ? – me fascine pas mal et je dois dire qu’à terme, on devrait réussir à harmoniser l’offre et la demande et qu’avec Gonzague on finira bien par la mettre en ligne, cette web-radio 100% ambient de bureau.