House anglaise 100% impure origine

Musique Journal -   House anglaise 100% impure origine
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Je vous disais l’autre jour que si je n’avais jamais tout à fait su faire résonner le reggae en moi, j’étais en revanche hypersensible aux sons anglo-jamaïcains depuis ma découverte de la compilation Jungle Vibes, qu’on disait à l’époque (1994) « mixée de main de maître par DJ Gilb’R » (coucou Gilbert !). J’ai par la suite adoré des tas de choses dans le speed garage, le 2-step, le grime, la UK funky, le dubstep ou la bassline, des genres tous fondés sur une ré-interprétation plus ou moins libre du skank jamaïcain, lui-même déjà décliné dans tous les sens dans les studios de l’île caribéenne durant ses soixante ans d’existence – et c’est pas terminé. Je ne dis pas qu’on a parlé en long et en large de tous ces courants, mais j’ai l’impression qu’ils ont tout de même été abordés maintes fois dans la presse ou dans des monographies, principalement par les locaux, et qu’ils se sont surtout pas mal exportés ou du moins ont été recyclés un peu partout – au-delà de la fameuse relecture du dubstep par l’EDM américain, dont je ne remettrai sans doute jamais, on peut par ailleurs constater que les charleys qui font tout le swing du UKG font désormais partie des presets de la dance globale, et que le groove obtus et minimal du grime a plus d’une fois été adopté par les beatmakers rap et autres hors de l’Angleterre. La période breakbeat d’avant l’explosion jungle a elle aussi été plutôt bien conservée et ré-exposée, il me semble, puisque depuis dix ans tout le monde adore The Prodigy et les gros stabs rave, et même la facette plus smooth, plus Soul II Soul/Sade de cette époque a fait l’objet d’un retour ces derniers temps, je pense au hasard à certaines chansons de Kindness ou de INC., et aussi à ce titre génial passé un peu inaperçu que Pharrell a produit pour l’espèce de reformation des Destiny’s Child, qui s’appelait « Nuclear ».

En revanche, il y a un pan de cette première période que je trouve un peu oublié ou en tout mal revalorisé, alors même qu’il contient selon moi déjà tout ce qui m’excite dans cette musique : c’est le style dit « bleep » ou « bleep & bass ». Sans entrer dans trop de détails que je ne maîtrise qu’à moitié, je crois que le fait que ces productions viennent souvent du nord de la Grande-Bretagne plutôt que de Londres peut expliquer leur relative mise à l’écart du continuum. Surtout, elles sont en général moins spectaculaires, plus austères en apparence que les fantasmagories de la capitale britannique. Mais cela reste hyper important de les mentionner et d’en chanter les louanges puisque ces disques qui comptent parmi les premières choses estampillées « house » en Angleterre sonnent en général comme des créations fondamentalement bâtardes (et je n’emploie pas cet adjectif uniquement pour faire allusion à « Sal Bâtardes », chef-d’œuvre du genre sorti par Nightmares On Wax chez Warp), comme des téléscopages souvent aberrants de ce que ces Anglais retenaient de la house de Chicago (elle-même beaucoup plus jouée et appréciée en Angleterre qu’à Chicago, on le rappelle) et de leur culture reggae, ou plutôt de leur culture du sound-system, c’est-à-dire d’une pratique d’origine indiscutablement kingstonienne, mais qui dans les quartiers noirs et métissés des grandes villes britanniques acceptait à peu près tous les genres possibles, afro-descendants ou non, du moment que le résultat claquait sur une sono de gros enculé (ou de gros bâtard, mais je me répéterais, et puis ce serait dommage de m’épargner le risque de me faire interpeller pour insulte homophobe).

L’autre truc en plus de ces artistes mancuniens ou sheffieldiens (mais aussi londoniens dans certains cas, ce truc régional n’était pas non plus strict que ça), c’est que parfois ils avaient déjà un certain âge, et donc déjà un parcours assez consistant, souvent dans des scènes d’apparence éloignées des clubs : on sait que Richard H. Kirk de Cabaret Voltaire a fait le projet bleep Sweet Exorcist, et on sait de toute façon que la plupart des gens issus de, disons pour être large, la période post-punk, écoutaient beaucoup de dub et de reggae, et que le concept de dance music avait tout de même pas mal imprégné les franges les moins puritaines de cette vaste nébuleuse – A Certain Ratio, Scritti Politti, 23 Skidoo, Section 25, et j’en passe, même si je vais y revenir très vite. Donc en gros, ce n’était pas si étonnant que certaines personnalités dont je m’apprête à évoquer les travaux se soient retrouvées à fabriquer des maxis pour les raves après avoir été membres de groupes punk-funk ou ingénieurs du son pour des labels indus.

Ce que j’essaie d’exprimer au sujet de cette house anglaise dite « des origines », c’est que ses origines, justement, ne sont pas du tout pures, pas du tout limpides : c’est une house squelettique harnachée de façon tantôt brutale, tantôt plus fluide, à des lignes de basse ou des percussions jamaïcaines de différentes époques, mais on peut aussi y voir résonner des échos des différentes branches du son post-disco new-yorkais ou y surgir des arrangements empruntés à de multiples essais électroniques instrumentaux des années 70 ou 80. C’est une musique entre deux eaux, ou plutôt entre trois, quatre ou cinq eaux, les courants vont finir par se rejoindre mais elle saisit l’instantané d’un confluent qui n’existe que le temps de sa fabrication. Et c’est donc une musique extrêmement dynamique, sans fixations, en cours d’édification et qui fluctue sans cesse, stimulant le corps du danseur en lui injectant des énergies continuellement renouvelées. On ne peut que guère que qualifier son inventivité et sa spontanéité de futuristes tant elle semble se propulser vers « le demain ». Mais en même temps elle s’appuie sur des bases solides, sur un groove bien enfoncé dans la terre, un savoir-faire chevronné, une tradition technique et musicale discrète mais assurée, celle des studios jamaïcains reconstitués dans ces régions froides par des gens aux cerveaux mis en effervescence par les drogues et par la concaténation des expériences et formes musicales qui les ont amenés jusqu’ici.

BLACK KNIGHT ( aka ROBERT GORDON) – « Moody » (Source, 1994)

À vrai dire, au départ je voulais juste écrire sur l’anthologie Robert Gordon Special Projects mais elle n’est dispo nulle part en streaming, même pas à l’arrache sur YouTube. Robert Gordon a été l’un des fondateurs de Warp, il y a sorti ses premiers disques de techno sous le nom de Forgemasters et avant cela il avait été ingénieur du son pour les Fon Studios, où enregistraient pas mal de groupes de la scène industrielle « entriste » de Manchester dans les années 80. Il a lui-même joué de la guitare dans le groupe Chakk, que je ne connaissais pas jusqu’à ce que je regarde sa fiche discogs mais qui donnait dans une sorte de pop « tribale » et électronique.

Ce qui est curieux, c’est que le très doué Gordon n’a pas beaucoup exploité ses talents d’artiste, préférant servir les autres au fil des années. Il a tout de même sorti des disques géniaux, et pas qu’en Angleterre, mais aussi en Allemagne sur le label Source, monté par Move D qui était déjà dans les bons coups en 1994. C’est chez lui qu’a été éditée cette folle anthologie : le son général du truc fait vraiment comprendre sans bouger, juste au casque, comment doit péter un morceau sur des enceintes sérieuses – d’ailleurs par moments, et comme souvent dans le bleep, on dirait que c’est avant tout de la musique pour baffles. « Moody », que j’ai choisi ici, est un anthem qui fait profil bas, un amalgame accélérationniste de reggae et d’indus dont on ne comprend jamais tout à fait les coordonnées topographiques. Sur la même compile je recommande aussi « Rungatung » sous le même pseudo de Black Knight, avec son beat en 4/4 aux charleys punitifs rehaussé d’un superbe breakbeat et d’un motif de deux notes de ce qui ressemble à un instrument africain rejoué par Yamaha. Terrible, terrible, terrible. David Moufang, réédite nous ça steuplait, danke !

SECTOR (aka DEAN DENNIS) – « Interzone » (Atmosphere, 1994)

Sector, c’est l’un des pseudos de Dean Dennis, ex-membre de Clock DVA, groupe référence de la mouvance percussive un peu Quatrième-mondiste du post-punk. Sous ce nom, il a enregistré deux albums vraiment chouettes et variés en 1994 et 1995, que je vous invite à découvrir : ça fait partie des choses pas du tout datées de cette époque qui, en tout cas pour mes oreilles, est aujourd’hui saturée de choses électroniques/éclectiques qui ont super mal vieilli. Sur ce titre, il se contente d’un infernal groove techno skanké, avec un sample de MLK, si je ne m’abuse, et un son compact – au mixage, on retrouve devinez qui : Robert Gordon – qui donne la certitude que tout se trouve exactement à sa place, que tout ça pourrait marcher tout seul – une absence de doute et un refus de l’approximatif arty qui fait pour moi la marque de la grande dance music.

URBAN JUNGLE (aka TONY THORPE) – « Bad Man (Black Dog Bites mix) » (Union City Recordings, 1992)

Urban Jungle, c’est un pseudo de Tony Thorpe, Londonien encore en activité – il a par exemple sorti cette tuerie jungle/juke en 2014 sous son blaze le plus connu, Moody Boyz – qui a démarré dans les années 80 en étant DJ résident dans un club de Croydon, au sud des Londres, le Swamp Club, où il enchaînait « James Brown, The Clash, Art Of Noise et Billy Idol sans que personne ne se barre du dancefloor », dixit une interview de lui. Le mec a été très productif comparé à Robert Gordon et Dean Dennis, et il s’est même retrouvé dans les années 90 à la tête de Language, sous-label de Crammed. Sur SSR, autre division de la maison belge, il a d’ailleurs sorti un album-compilation vers 1996. Le morceau que je poste ci-dessous est plus vieux, il est remixé par ses copains de Black Dog (avec lesquels il a maintes fois collaboré, notamment sur le très beau EP Shango pour le label prog-house souvent très dubby fondé par William Orbit, Guerilla) et il colle de façon impeccable quoique jouissive une rythmique et un vocal reggae presque roots à un groove techno-house frétillant – et le résultat c’est que ça sonne un peu comme du 2-step avant l’heure, c’est pas beau ça ?

RICKY ROUGE (aka A GUY CALLED GERALD) – « When You Took My Love » (Juice Box, 1993)

On pourrait trouver ça évident de parler de A Guy Called Gerald dans ce cadre, puisque l’ex-membre de 808 State et auteur du classique « Voodoo Ray » vient de la house et de la rave et qu’il a ensuite brillé dans le breakbeat puis la jungle. Mais en réécoutant pas mal de ses sons, on se rend compte que le côté jamaïcain n’est chez lui pas si prononcé que chez d’autres producteurs de la même époque – comme quoi c’est parce qu’on est un Anglais noir qu’on doit vibrer à la première sub-bass venue. J’ai l’impression que c’est d’ailleurs un peu le principe décontracté de la culture musicale britannique de cette époque : on ne faisait pas forcément la distinction (ou le lien) entre la couleur de la peau des artistes et l’origine géographique de la musique qu’ils fabriquent, ou disons que ça n’avait pas l’air d’être pas « un sujet » comme in dit aujourd’hui. Toujours est-il que Gerald Simpson, même s’il a été sans doute plus inspiré par les musiques de Chicago et Detroit (deux cultures déjà elles-mêmes assez mélangées dans leurs références), a quand même sorti quelques titres où résonnent d’adorables échos dub et se cabrent d’audacieuses rythmiques reggae (peut-on parler de steppers ou je dis n’importe quoi ?), comme ce morceau extrait d’un maxi sorti sous son pseudo le plus house, Ricky Rouge – là encore, toute ressemblance avec le 2-step qui émergera cinq ou six ans plus tard n’est bien sûr pas une coïncidence.

030 ft Dr Motte – « Midnight in Europe » (T.E.E./Volume, 1993)

Extrait de la compilation Trance Europe Express – la déclinaison électronique des compilations indie Volume, qui étaient vendues avec un gros livret façon magazine consacré aux artistes sélectionnés –, ce morceau est co-signé par un autre ex-Clock DVA, Paul Browse, exilé à l’époque à Berlin où il a, j’imagine, fait la connaissance de Dr Motte, artiste et fondateur de la Love Parade. Le troisième auteur est un Australien lui aussi basé à Berlin – ce qui fait que techniquement ce titre n’est que minoritairement britannique mais bon, l’inspiration elle est immanquablement liée à la musique du nord de l’Angleterre au début des années 90. L’intro est carrément, ouvertement reggae, avant de muter tel un morphing (et de doubler de vitesse) vers un beat 4/4 un peu stressé, qui je vous l’accorde tient peut-être autant du bleep que de la house dite « dubby » qui connaîtra elle un destin spécifique au Royaume-Uni et ailleurs. En tout cas, ça produit un morceau à double personnalité, j’allais dire deux salles deux ambiances, un peu comme si vous aviez un coloc rigolard qui fume plein de joints et qui bouffe des Figolu toute la journée d’un côté de l’appart et de l’autre un mec Asperger à lunettes sans monture, du genre « je sais pas si t’as lu Noam Chomsky mais bon », et qu’un matin vous vous réveillez et surprise, ils ont fusionné l’un avec l’autre – et donc vous êtes plus obligé de dormir dans le salon, vous avez une chambre de libre, quelle aubaine.

BANDULU – « Better Nation » (Infonet, 1992)

Pour finir, il faut parler de ce trio lui aussi présent sur Trance Europe Express, Bandulu, des graffeurs et danseurs fans d’electrofunk, de raves et de Jamaïque, la base quoi, et qui dans mes souvenirs ont touché à des choses tantôt techno très puritaines, tantôt plus proches de cette espèce de dub-house proggy qui pour le coup a, je trouve, un peu mal vieilli. Mais ils ont su dans certains cas orienter leurs sessions weed sur la maison-mère, la Jamaïque fantasmée, ce qui donne ce track à la fois spiritual et déconneur – et qui m’évoque un peu les tracks de house skankée que feront Jess & Crabbe sur leur série Tribute.

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