Ça faisait vraiment très très longtemps – quinze ans, voire plus – que je n’avais pas écouté un album de rock basique actuel, et à vrai dire ça m’a d’abord fait bizarre de me rendre compte à quel point ça existait encore pour de vrai, même si je savais que ça n’avait pas objectivement disparu. Puis je me suis surtout rendu compte – sur la foi d’un seul disque, certes – que ça avait vachement changé : plein de nouveaux détails sont apparus au détriment d’autres, le son s’est métamorphosé et le ton diffère lui aussi beaucoup de celui que je connaissais. C’est que depuis de trop longues années, j’ai une déformation semi-professionnelle qui me pousse à chercher sans réfléchir les trucs d’esthètes, les productions plus ou moins obliques, et du coup je passe à côté de tas de choses, dont font partie toutes ces musiques à guitares contemporaines de moi et qui respectent un minimum la « forme chanson ». Je ne sais pas si la révélation que j’ai vécue en écoutant ce disque du New-Yorkais (bien qu’originaire de Pennsylvanie) Ned Russin, alias Glitterer, va m’inciter à suivre toutes ces scènes que j’ai déjà du mal ne serait-ce qu’à cartographier, mais en tout cas il faut que je vous parle de Looking Through the Shades, que m’a conseillé un ami beaucoup plus au fait que moi de ces sonorités électriques.
Glitterer jouait dans un groupe visiblement majeur de la planète punk/hardcore de cette décennie finissante, du nom de Title Fight. Le groupe a splitté en 2017 et Russin a sorti deux EP solo peu après, dont le second était produit par (Sandy) Alex G, une prolifique figure de proue de l’indie-rock “canal historique” de notre époque, dont je dois avouer que je ne découvre la musique qu’à l’instant même où je tape cet article. Ce nouvel LP est toujours réalisé par Alex (associé à Arthur Rizk, un garçon lui beaucoup plus versé dans le hardcore et le metal), mais cette fois-ci Glitterer a changé de style : lui qui faisait de la synth-pop punky a décidé de passer à un son plus indie-rock 90s, plus saturé, mais sans jeter ses claviers, et surtout en donnant aux guitares une patine pas du tout authentique, pas du tout crue, numérique et sans mystère, irréaliste et réaliste en même temps. Ça me surprend et me séduit à la fois car à mon époque le rock saturé mais clean, putain c’était pas poss’ ! J’avais détesté par exemple Frank Black pour ce genre de raisons, et j’avais du mal avec la plupart du metal que j’entendais parce que je ne trouvais pas ça assez sale par rapport à mes clodos préférés, du type Sebadoh ou Pavement. Alors que là, c’est encore incompréhensible pour moi mais cette netteté fonctionne superbement bien. Cette haute-fidélité alliée à ce refus de la profondeur de champ, voire de l’espace sonore lui-même, donne paradoxalement aux chansons de Russin un air suspect, comme des sculptures en stuc (j’emprunte cette image au Niçois Patrick Mauriès qui parle abondamment de cette matière très utilisée par certains bâtiments de sa ville, dans un livre que j’ai adoré, Sur la baie des anges). Toute la dimension “paysage intérieur dévasté et gouffre de la désolation” si chère au son du rock lo-fi est ici évacuée au profit d’une énergie qui semble ne pas avoir de problème à se savoir éphémère, consommable et taillée pour les auditeurs impatients de la génération Y ou Z – désolé pour l’argument rincé mais là, je pense sincèrement que c’est le cas.
Tout ça ne fait pas pour autant de Looking Through the Shades un disque cynique ou conceptuel : au contraire, on sent que c’est un exercice intense pour Ned, il mixe sa voix bien devant, se pète souvent la gorge mais n’hésite jamais à remettre une pièce dans la machine, on sent le projet intimiste et sans chichis, vraiment j’adore l’attitude de ce gars, sa manière d’ajuster sa personnalité brute à sa direction artistique tout en artifices. Et puis il faut bien sûr parler des mélodies sans lesquelles je n’aurais jamais autant accroché à ce disque : le gros tube, c’est “Destiny”, juste devant “Building” qui est dingue aussi, mais de toute façon tous les morceaux sont au moins des mini-hits, avec à chaque fois au minimum un riff à faire se décoller le papier peint, c’est de la bonne gratte bien laboureuse, voire de la grattounette qui vous arrache les peaux mortes en deux secondes. Et d’ailleurs, à propos de secondes, la dernière immense qualité de ce projet, c’est que la durée moyenne des morceaux (qui sont au nombre de 14) doit tourner autour d’une minute vingt, et ça, il faut reconnaître que ça n’a pas de prix. Du coup on peut l’écouter dix fois par jour, facile.
J’ai bien conscience que j’encense ce disque alors que si ça se trouve, il y en a plein dans la même veine qui sont bien meilleurs, et je suis sans nul doute à la ramasse sur ces histoires de son propre ou sale en avançant des références vieilles de vingt-cinq ans. Mais ça n’empêche que j’ai l’intuition qu’il se passe un truc avec Glitterer. Qu’un mec venu du punk se permette d’appliquer un gloss aussi étincelant à ses chansons désespérées, ça ne peut pas être juste une erreur ou un jeu : Russin doit être rusé, et essayer d’imposer sans forcer un nouveau mètre-étalon à ce “vrai rock” trop préservé, trop muséifié, et dont le discours d’authenticité épuise un peu tout le monde. J’attends avec hâte vos réactions sur cette thèse ultra-polémique et d’ici là je vous souhaite de passer un super weekend !
Un commentaire
Bonjour Etienne. Hardcore + Power Pop + SynthPop non ? Avec un peu de shoegaze en chantilly. Pas mal du tout au final.
Sinon pour le « rock », je te conseille d’aller écouter les playlists « indie » de SoulSeek depuis au moins 2010. Il y a de tout, et pas toujours du splendide, mais je te le confirme : rock’s not dead.