Il y a deux semaines je vantais les mérites du format mixtape dans le rap, au sujet de la délirante tape What You Know About Free Pepsi vol. 3.33 de DJ Slow (dont un deuxième volume a d’ailleurs a été mis en ligne entre temps) et voici qu’une autre compilation mixée tout aussi incroyable vient d’être publiée. Mais cette fois-ci, le style est tout autre puisqu’elle est consacrée non pas à des rookies mais à un artiste historique, à un authentique génie hélas trop ignoré malgré ses trente ans de carrière : il s’agit de Myka 9. Sachez que si vous n’avez jamais entendu un enregistrement de ce mec, je n’arriverai même pas à vous mépriser puisque je serai trop occupé à envier la chance que vous allez avoir de le découvrir aujourd’hui.
Membre du groupe de L.A. Freestyle Fellowship, formation fondatrice de la scène underground californienne, Myka 9 n’est pas juste un grand rappeur oublié ou une perle rare réservée aux connaisseurs. Je ne connais pas assez profondément le rap pour affirmer qu’il est LE meilleur rappeur de l’histoire, et de toute façon je ne suis pas fan des classements définitifs. Mais je crois néanmoins pouvoir dire qu’il fait partie des 5 ou 10 vrais dieux du rap, de ces quelques artistes qui rendent cet art éblouissant, qui lorsqu’on les entend donnent envie de croire en l’existence d’une force supérieure, d’une grâce revêche et accusatrice qui consent tout de même à venir éclairer le monde. Et ce dont je suis beaucoup plus certain c’est que Myka possède le plus beau flow de tous les temps. D’une certaine façon, il est le flow, ce qui pour moi est l’essentiel quand j’écoute du rap, puisque je suis de l’école qui privilégie la forme au fond, l’exécution au propos, le son au sens. Ce qui ne veut pas dire que le gars dit n’importe quoi, au contraire, il chérit ses mots, ses syllabes et ses pauses mais il ne les subordonne pas à un message, ni même à une tonalité, il les fait juste vivre et sonner comme des créatures réelles, animées, presque cartoonesques par instants mais sans la dimension « rigolote » pénible. Ça rend ses interventions hors du commun, joussives, elles nous dépassent par leur virtuosité et nous rendent béats par leur audace, le mec pose et tape à des endroits si hallucinants qu’on peine à y croire. Écoutez le début du mix, ne serait-ce que ses cinq premières minutes pour vous en rendre compte : ce n’est pas un humain qui rappe, c’est un superhéros, une divinité. Il est à la fois précipité et serein, vibrant de colère mais aux frontières du comique, capable de faire chanter son rap comme un solo de hautbois ou au contraire de démarrer en fredonnant pour ensuite mieux percuter le beat comme un pivert pique le tronc d’un arbre.
En se plongeant dans cette tape réalisée par SLurg, DJ ancien parmi les anciens de la branche française du rap underground, on se rappelle par ailleurs l’extrême versatilité de Myka. Plus exactement, on se rend compte que malgré l’image plus ou moins « alternative » et arty qu’on associe à Freestyle Fellowship (ainsi qu’au collectif Project Blowed et aux open mics du Good Life Café où tout cela a pris forme), le gars a influencé ou en tout cas maturé en conjonction avec des artistes moins poètes que lui. Le plagiat par Bone Thugs a déjà été évoqué dans le documentaire This is the life, mais on entend aussi chez lui – entre autres – du Snoop, du Busta Rhymes, du Method Man ou même du Slim Thug (sur le titre de Haiku D’Etat, « Mike Aaron & Eddie »). Bien sûr, il ne s’agit pas de street-crédibiliser un mec qui de toute façon a fait ses débuts dans l’entourage de NWA sous le nom de Microphone Mike et qui par ses capacités d’acteur à l’élocution hyper travaillée honore à chaque syllabe les les traditions orales afro-américaines. Je veux juste dire que malgré ses choix de carrière et de direction artistique, Myka n’est pas un MC en marge du vrai rap, au contraire, il est en une sorte de laboratoire où tout ne devient pas forcément rentable mais dont sortent des choses que chaque fan de rap devrait écouter.
En tout cas, il nous rappelle un truc crucial, c’est que le flow n’est pas juste une question de technique, de placement et de vélocité mais aussi voire surtout une histoire de timbre, de texture. Sans la matière hors norme de sa voix, sans les angles si singuliers qu’il donne à son lexique, sans son souffle et ses aspérités, Myka ferait juste une espèce de numéro genre « La Californie a un Incroyable Talent ». Sauf qu’il habite sa performance d’une telle présence, de cette personnalité impossible à cerner, capable d’incarner plusieurs énergies contraires dans le même couplet, de passer d’un masque à l’autre sans effort apparent (même si c’est évident que le mec a dû bosser comme un malade pour en arriver là, et que la comparaison avec les grands jazzmen n’est pas du tout exagérée, comme le dit très bien Zo dans un texte inspiré qu’il a écrit pour l’Abcdr) que ça fait naître un sentiment de perfection, une manifestation sonore d’ordre supérieur, un phénomène qui va être définitivement gravé dans la mémoire (et le bitume, oserais-je dire).
La dernière chose dont je voudrais parler, ce sont des instrus, qui bien souvent ont l’air taillées sur-mesure pour Myka. J’ai remarqué un truc que je n’avais pas noté à l’époque où je découvrais tout ça, c’est que ces beats West Coast underground ont beau ne pas être très éloignés du versant le plus jazzy du boom-bap new-yorkais, ils présentent quand même une différence majeure, c’est qu’ils ne sont jamais trop dominants, trop verticaux. Je ne sais pas si c’est une question d’architecture, puisqu’on sait que L.A. est un vaste étalement horizontal là où New York n’est que hauteur et densité, mais en tout cas les sons plus dépouillés, moins chargés des beatmakers de la région s’imposent moins activement – ils me semblent mixés différemment, aussi. Les voix s’y enchevêtrent plus qu’elles n’y répliquent : disons, pour me lancer dans une métaphore pugilistique tout à fait hasardeuse de ma part, que le rappeur angeleno esquive et met des crochets là où le MC de Brooklyn ou de QB encaisse pour mieux puncher (mais alors qui est le Fabrice Tiozzo du rap français ? je vous le demande). Il y a néanmoins sur la tape des sons plus électroniques, comme celui de Prefuse au début, ou plus « Great Black Music » comme le « High Life » avec Connie Price & the Keystones à la fin (sorti en 2008, 3000 vues sur YouTube, autant dire que dalle vu le niveau épique ce chef-d’œuvre), et en gros la sélection rend bien compte de la diversité des terrains pratiqués par Michael Troy, avec ses tubes (« First Things First » avec Daddy Kev, « Hungry » de Freestyle Fellowship) et d’autres épiphanies moins célèbres dont il s’est pourtant bel et bien rendu responsable. C’est aussi l’occasion d’entendre tous ses copains, parce qu’il n’y pas que lui sur la tape, et ça fait toujours du bien de se prendre un couplet d’Aceyalone ou d’Abstract Rude en pleine face de bon matin.
Je n’ai pas envie de regretter le peu de succès mainstream de Myka ou de ses amis, et encore moins de dire que le rap – en l’occurence ces flows prodigieux qui donnent les larmes aux yeux – était mieux avant. Je crois que c’est comme la jungle : ça allait tellement vite que ça devait s’arrêter, c’est un cycle limité dans le temps. Depuis quinze ans, le rap a perdu en virtuosité ce qu’il a gagné en portée populaire, donc politique et quotidienne, et c’est très bien. Mais je crois que les flows plus fixes de la trap et l’omniprésence de l’autotune n’ont pas favorisé l’émergence de jeunes artistes qui pourraient vouloir travailler de la même façon que Myka s’ils avaient ne serait-ce qu’un un bout de ses dons. Après, rien ne dit que ce cycle va durer éternellement et peut-être que dans deux, cinq ou dix ans, on va voir débarquer une nouvelle génération de rappeurs et rappeuses qui en auront marre de poser comme aujourd’hui et qui tenteront des trucs aussi fous, aussi imprévisibles et aussi gracieux que le génie californien. Je ne vais pas prendre le risque de parier, c’est comme annoncer qu’on arrête de boire, mais je voudrais vraiment y croire, en ces nouveaux dieux du rap.
PS : la mixtape n’est en streaming que pour une durée limitée, ensuite il faudra acheter le CD ! Et d’ailleurs, allez aussi écouter les autres sorties de Rayon du Fond, qui sont des volumes réalisés par un autre DJ de grand talent, Bachir, et consacrés à D-Styles, au Bomb Squad ou à The Nonce.