L’âge d’or de la critique rap français (c’est en ce moment)

L'Abcdr du son Le rap français des années 2010 (podcast)
Binge / Mixcloud, 2019
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Musique Journal -   L’âge d’or de la critique rap français (c’est en ce moment)
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On va parler de podcasts de critique musicale aujourd’hui, et plus précisément de critique rap français, vous l’aurez compris dans le titre. C’est une chose que je veux aborder depuis longtemps : le niveau de passion et d’expertise qui règne depuis quelques années dans ce domaine. Il est particulièrement palpable dans cet épisode « bilan années 2010 » du site référence l’Abcdr du son, mais je l’avais déjà bien senti en écoutant No Fun sur Binge, avec l’illustre Mehdi Maizi et son équipe, dont font partie notamment Raphaël Da Cruz et Nicolas Peillon qui ont par ailleurs chacun écrit pour Audimat, et à laquelle j’ai moi-même eu l’honneur de participer à quelques reprises. Et puis au-delà des podcasts il y a tous les débats méga intenses sur Twitter au sujet des sorties : honnêtement, c’est fou comme tous les fans sont à fond, le degré d’exigence et de précision ne rigole pas du tout, ça s’embrouille sur des histoires de « wlh cmt tu dis dla merde bien sur que la proposition artistique était archi plus cohérente sur dans le légende que sur 2fr » ou « avec 3 ou 4 morceaux en moins ça aurait été un classique façon UMLA mais là dsl Ninho il a forcé à cause du streaming », sans oublier les véritables échauffourées qui ont suivi la publication du Top 10 albums de Mehdi fin décembre (« ça me fume il a mis Vald devant Niro wsh »). Toute cette ferveur m’excite et me fascine, et en même temps, je me dis avec un peu d’amertume qu’elle est à peu près inimaginable dans d’autres secteurs de la critique musicale française : lequel.le de nos journalistes rock ou électro est capable de s’intéresser d’aussi près à ce qu’il écoute ? Franchement, personne. Dans Musique Info Service, on avait d’autres qualités (beauté physique, humour dévastateur, alcoolisme…), mais il faut avouer qu’on manquait parfois de rigueur et d’engagement dans les sujets (à part toi, bel Olivier Lamm). Et aujourd’hui, quand j’écoute certains numéros de « La Dispute » où ils parlent de pop music, j’hallucine sur l’amateurisme et le détachement de certains intervenants. Ailleurs dans les médias, j’ai l’impression que les sorties discographiques et la musique en général (en dehors du rap, donc, et puis aussi en dehors du classique) ne méritent même pas d’être discutées : tout cela est assez déprimant, mais bref, passons.

En tout cas, il faut donc que vous écoutiez ces 94 minutes de podcast en forme de bilan, et ce, pour plusieurs raisons. Déjà, même si vous faites partie des gens qui supportent mal le rap français – parce que vos enfants vous saoulent à en écouter toute la journée, parce que vous trouvez que l’autotune c’est vraiment scandaleux, parce que vous vous racontez que vous préférez le rap américain alors que vous captez que dalle aux textes, parce que vous êtes trop marxiste primaire ou parce que vous êtes peut-être un peu classiste voire raciste au fond de vous-même, qui sait ? –, vous allez au moins apprendre des choses sur l’état de la création musicale dans notre pays. Vous allez comprendre qu’il n’y a pas que Jul d’un côté et Lomepal de l’autre, pas juste le rap de voyous ultra-sensibles et le rap de skateurs pseudo-philosophes, mais aussi tout un continent avec plein de gens différents, aux backgrounds aussi variés, voire plus variés que les artistes qu’on trouve dans le rock ou la musique électronique. Des gars très jeunes, d’autres qui rappent depuis 25 ans, des mecs signés en major qui ont déjà connu cinq phases dans leur carrière et des types irréductiblement underground qui tournent néanmoins dans toute la France, des thugs sous néocodion qui matent des animés toute la journée et des kickeurs vachement bien dans leur peau qui s’entraînent comme des sportifs. C’est vraiment une superbe contrée que le rap français, et l’on s’en rend compte à l’écoute de ce podcast même sans devoir jeter une oreille sur un seul morceau. Quatre thèmes y sont abordés : l’influence des concours de freestyle Rap Contenders du début des années 10, la révolution Jul/PNL/MHD, la mystérieuse sphère du rap indé et les différentes tendances du « Soundcloud rap francophone ». Le passage sur Jul est particulièrement instructif pour qui s’intéresse à l’histoire récente de la musique populaire, personnellement il m’a fait réaliser que la notion de transmission restait encore très active dans le rap français actuel, alors que je me disais récemment que l’abandon des samples depuis dix ou quinze ans allait justement poser un problème de « passage de relais » entre les générations d’artistes et de musiciens – comme je me trompais !

Mais au-delà de l’aspect purement éditorial de ce podcast, il y a surtout la qualité des interventions et les différentes personnalités de ces journalistes (et acteurs de l’industrie, aussi, pour certains d’entre eux). Déjà, aucun d’entre eux n’arrive en mode journaliste professionnel sûr de son fait : aucune cuistrerie, aucun tic dégueulasse de rock critic, c’est seulement la passion et le goût du partage qui parlent. L’animatrice Ouafa Mameche mène sa barque avec sérieux et méthode, sans se la ramener, même les quelques moments où elle bafouille sont cool, et si ses invités ont tous leurs petites obsessions, on les sent animés chacun à leur manière par la même flamme, et comment dire, ils dégagent un truc très humain, très sincère dans leur propos. Ça évoque d’obscurs posse cuts avec l’inénarrable Soso Maness et des mecs du 6.9, ça s’enflamme sur le souvenir de Salif ou Nessbeal (pour ceux et celles qui ne savent pas, ce sont deux figures cultes du genre qui ont aujourd’hui plus ou moins disparu de la circulation), ça se plonge dans des analyses à la fois accessibles et pointues sur le circuit indépendant en France et son occupation du territoire national, et donc ça insiste sur l’approche radicalement populaire et cosmopolite de la musique de Jul et de MHD, tout ça dans l’humilité, personne essaie de faire des bons mots ou de se contredire les uns les autres juste pour se faire mousser. C’est hyper sain, hyper stimulant, hyper touchant, et les artistes doivent être fiers et reconnaissants d’avoir des commentateurs aussi engagés dans leur « boulot » (je mets des guillemets parce que j’imagine que la plupart d’entre eux ne vivent pas directement de cette activité).

Voilà, je ne vais pas m’étendre davantage, je sais que c’est un peu étrange d’écrire un article sur une émission qui elle-même parle de musique, mais là je pense que ça vaut vraiment le coup que vous consacriez une heure et demi de votre temps à ce podcast. J’en profite pour signaler au passage que toute l’équipe de L’Abcdr a sorti à la fin de l’année dernière un gros et captivant bouquin qui s’appelle L’obsession rap et qui revient sur toute l’histoire du hip-hop francophone, avec de belles photos et de longues interviews. Pour vous situer, c’est un peu comme quand Les Inrocks avaient sorti leur bouquin sur le rock anglais avec Morrissey en couv, mais en au moins cinq fois plus long, et avec au moins cent fois plus de Noirs et d’Arabes. Bonne lecture et vive la critique musicale en podcast, c’est pas si grave si les gens ne lisent plus, tant que la qualité des programmes audio reste à ce niveau-là !

Un commentaire

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