Dans l’histoire de la pop, il n’y a pas que Claude François qui ait rencontré des désagréments avec les appareils électriques. Neil Young et Bob Dylan ont connu chacun à leur tour des problèmes d’ampli dont ils ne sont jamais tout à fait remis, Lou Reed s’est égaré avec une célèbre machine métallique, les hommes-machines de Kraftwerk ont eux passé en revue une bonne partie des outils électrifiés, de la calculette à l’ordinateur, et Alan Vega a été hypnotisé par un juke box.
D’autres artistes ont approfondi la question au point de faire une fixation sur un objet qui est devenu au fil de leur carrière un motif dans leur œuvre. Parmi eux, on compte la prêtresse Erica Abi Wright dite Erykah Badu, chanteuse qui, selon les points de vue, a créé le genre dit « néo-soul » à la fin des années 90, ou offert une seconde vie à l’ancienne soul, la pure, la vraie, malmenée par la vague disco puis métastasée par le new jack swing. Les querelles de chapelles nous important moins que certains détails, nous nous intéresserons ici à la relation qu’entretient la sorcière de Dallas avec son téléphone.
Dès le premier album Baduizm, merveille dépouillée et ondulatoire qu’elle consacre aux complexités de l’amour, apparaît une première impasse dans le titre « Afro (freestyle kit) ». Un garçon a promis à Erykah de l’emmener à un concert du Wu-Tang avant de se raviser sauf que celle-ci, bien connectée, a eu vent de sa présence sur place. Pire, le poseur est depuis injoignable même quand elle envoie le message d’urgence, 911, sur son pager : « Well, I be blowin’ up your pager, daddy/But you never call me back/ Well, I be puttin’ in 9-1-1, baby/But you never call me back no no » (on notera au passage qu’en termes de problématique technico-relationnelle, on peut difficilement faire plus nineties que ça). Erykah Badu, déesse née par erreur sur Terre, bien que prise dans un faisceau humain de contradictions conceptuelles et amoureuses, promeut pour en sortir une philosophie aux racines terrestres et à la portée universelle : le Baduizm.
Contrairement à la concurrence accro aux studios, son deuxième album est un disque enregistré en concert, duquel ressort un titre inédit accueilli triomphalement: « Tyrone ». C’est encore l’histoire d’un gros relou qui, plutôt que de voir en tête-à-tête la meuf la plus canon de la décennie, ramène toujours avec lui sa bande de potes, Jim, James, Paul et Tyrone, et a en plus l’outrecuidance de lui taper régulièrement de la thune. Du coup, elle finit par le virer de la maison: « I think ya better call Tyrone (call him)/And tell him come on, help you get your shit/ (come on come on come on) ». La première chanson féministe de l’ère néo-soul déclenche des hourras des filles du public. Tout au long, Erykah et ses choristes répètent l’injonction de l’appel aux autres relous avant la chute brutale : « But you can’t use my phone ». Et oui, l’appareil servant à connecter les gens permet aussi de les larguer. D’ailleurs, André 3000, avec qui elle sort à ‘époque depuis quelques années, subira le même sort. (À titre personnel, je donnerais volontiers un rein pour écouter les véritables conversations téléphoniques des deux plus belles voix de la musique noire américaine).
L’empowerment commence. Dans son troisième disque au titre évocateur, Mama’s Gun, la déesse, « analogic girl in a digital world », enrage car elle n’a pas de temps à perdre, repousse les importuns, laisse son ex à une autre et se jette dans les bras d’un fils Marley. Pas de coup de fil cette fois-ci. Passée chez Motown, elle continue à étirer ses morceaux précédents dans Worldwide Underground. Elle est moins prolixe et enamourée, plus politique, moins tubesque, mais s’en moque. Sur fond de sirènes, « Danger » commence par la formule des appels en PCV : « This is a collect call from a prison facility from… » ; c’est elle qui parle à la manière d’un répondeur. Devenue opératrice téléphonique, Badu est le lien invisible, la ligne. « …It’s me baby » poursuit une voix d’homme, mi-contrit, mi- benêt. Elle reprend : « To accept this call, say yes after the tone ». « Yes… » répond sa vraie voix, elle est aussi l’amoureuse, la complice de l’incarcéré. À nouveau opératrice, elle avertit: « You may not use two-way or three-way calling or this call will be disconnected ». La menace toujours, celle du système carcéral, de la machine, s’ajoute à celle du récepteur qui pourrait refuser de parler et d’écouter. « You’re connected », le chant peut réellement démarrer, porté par un gros beat et des cuivres.
Après cinq ans de silence, le téléphone sonne à nouveau en 2010 dans New Amerykah : part 1. The 4th World War. Avec la crise, la guerre sociale a empiré aux États-Unis tandis que Badu vient, de son propre aveu, de s’extraire du syndrome de la page blanche. Plus expérimental, décousu et sombre, le disque a été en partie conçu sur GarageBand. Au début de « Telephone », une autre sirène sonne, celle de l’alerte générale, puis une basse, une flûte, « c’est Ol Dirty » qui appelle, le bâtard du Wu-Tang décédé quelques années plus tôt. Plus loin, la chanson fait allusion à Dilla, le beatmaker prodige lui aussi parti sampler ailleurs. Le téléphone les réunit tous : « Fly away to heaven brother/put in a word from me ». Elle leur demande même de « Save a place for me » au paradis. La ligne de vie s’est interrompue mais pas la communication entre eux trois : la prêtresse parle au-delà de toutes les coupures, de tous les accidents et de tous les faux-semblants, au-delà aussi de tous les phonies (terme argotique pour désigner les faux, les hypocrites).
La Part 2. de sa nouvelle Amérique, sortie deux ans plus tard, est plus enjouée. Dans « Turn me away : Munny », elle court après un garçon dont le nom sonne comme l’argent. Il lui échappe, un musicien encore et, à la fin de la chanson, elle demande le numéro d’un autre : (Uhh, do you have that number to that other bass player?)/(Well, I ain’t messin’ with the broke, broke)/(three-fo’-five-five-one-two-two-two-two-seven-eight-nine-nine-eleven-twelve-twelve-twelve). Ce faisant, elle prolonge la tradition des chansons à numéros fictifs, par laquelle sont passés bon nombre de lovers, de Benjamin Biolay (06 06 06 06 06) à Wilson Pickett (634 5789), en passant par Alicia Keys (489-4608) et Isaac Hayes (6-9969). « Love » commence par une longue tonalité qui pourrait être autant celle d’un appareil que d’un instrument, car bien sûr toutes les machines ont fusionné. Dans le dernier morceau, c’est son camarade Lil Wayne qui dans son sabir évoque H2O Wireless, le service d’appel international. La ligne d’Erykah est libre, les invités bien vivants ont fini par arriver.
Il faudra néanmoins attendre pourtant cinq bonnes années pour la réentendre sur une mixtape cette fois-ci, intitulée But you cain’t use my phone, allusion à la chute de « Tyrone », presque vingt ans plus tôt. Cette folie enregistrée en onze jours avec un jeune producteur de Dallas, Zach Witness, est entièrement consacrée au téléphone cellulaire, à la fois musicalement et lyricalement . Sonneries multiples, tonalité, bruit des touches, distorsions : tout y passe en onze morceaux brillants.Dans « Hi », son « hello » ressemble à un « allô » ; « Cel U Lar device » ose reprendre le sample de Timmy Thomas sur lequel est construit l’énorme hit de Drake, « Hotline Bling », sorti à peine quelques mois plus tôt, et qui s’intéressait au même thème : « You used to call me on my cellphone… ». Le Canadien, autre artiste obsédé par les télécommunications sur lequel il faudra revenir un jour, apparaît tout au long de l’album (notamment via le rappeur ItsRoutine, dont la voix ressemble énormément à la sienne), comme s’il lui était destiné, presque déclenché par sa hotline, citée à plusieurs reprises. Plus loin, elle compose un morceau sur le fait de pouvoir faire poser son portable à son mec : « You ain’t gonna text no one when you wit me », un autre raconte l’histoire de « Mr Telephone Man » toujours occupé et donc jamais joignable : « There is something wrong with my line/I get a click every time ». Bien sûr, il est inutile de l’appeler tout le temps, elle non plus, rappelle le « U Don’t Have To Call » au beat imparable. Ailleurs, au cours d’une longue introduction, Badu redevenue sorcière en liaison avec la planète Terre nous avertit que les ondes électromagnétiques des portables tuent les abeilles. La mixtape s’achève par un duo avec son ex-mari André 3000 dans lequel il propose, tiens tiens, aux hommes de prouver à leur femme qu’elle peut leur faire confiance en posant leur téléphone avec l’écran visible et de quitter la pièce où restera leur moitié… Encore une fois, la voix de la chanteuse est robotique, elle est devenue une prêtresse électronique, elle circule désormais sur d’autres ondes. Lesquelles ? Les ondes wifi bien sûr !
Son schéma rapprochement/distanciation se répète à nouveau en 2016 sur un featuring d’Eykah inclus dans l’album de D.R.A.M., jovial et cynophile rappeur de Virginie. Dans le planant et subtil « Wifi », véritable ode au réseau sans fil, celui-ci cherche à se connecter : « Do you got wifi ? ‘Cause I ain’t got no signal on my phone ». Bien sûr, c’est une excuse pour s’incruster chez Erykah : « Do your boyfriend pay your bill for you?/Do Netflix and chill with me ». L’homme au caniche se trouve à sa porte ou près de sa fenêtre et, au fur et à mesure que sa sérénade s’étend, celle-ci prend des airs de tirade de Cyrano de Bergerac. Seule à la maison, lascive, l’hôte répond factuellement à sa demande : « Boy, I got wifi/And my service is nice as that/And it comes at no price as that », tout en lui laissant entendre que sa porte pourrait s’ouvrir. Elle l’a pris au mot et maintenant qu’il a assez supplié, le laisse « entrer »: « Let me know where your phone at/To log on my wifi/What is it you have to show me ? » Une fois connecté, D.R.A.M. doit répondre à quelques questions : « Do you like my feng shui in my living room ?/How the carpet matches the pillow too ? ». Ce jour-là, Erykah est une femme d’intérieur qui après avoir accepté de partager son réseau, compte bien enseigner deux ou trois choses à l’impétrant : « Forget your wifi for a second/Put your phone down, please don’t check it/Mama Badu ‘bout to teach you a lesson ». « Wifi » pourrait être également une allusion à « wifey », « wife » comme le suggère le refrain qui répète à l’infini « no strings attached » prouvant qu’il s’agit, de la part de la déesse, d’une histoire sans lendemain.
Wifi ou pas, les ondes des téléphones servent toujours à transmettre le désir et l’amour. Sauf que chez Badu, elles servent également à maintenir les hommes à distance ou à les faire venir à sa guise. Erykah n’est pas une smooth operator : elle a pris le pouvoir sur tous les plans : sexuel, amoureux, maternel, politique, ésotérique, cosmique… En cela, elle a définitivement coupé le vieux cordon, celui qui servait à une de ses prédécesseures, l’héroïne de « La voix humaine », la pièce de Cocteau devenue un opéra de Francis Poulenc. En 1920, la dame appelle son amant mais la ligne est mauvaise et lui n’est pas réceptif non plus. Au point où l’héroïne finit par s’étrangler avec le cordon. Pour conclure cette affaire, il me faut ajouter une dernière précision. J’ai eu la chance un jour d’observer Erykah Badu attablée chez Real Food Daily, un restaurant végétarien du quartier de West Hollywood à Los Angeles il y a quelques années. Accompagnée par deux hommes, elle n’avait pas regardé son téléphone de tout le repas. Car c’était eux, qu’ils aient été ses amis, ses assistants ou les deux, qui s’en chargeaient pour elle.
Un commentaire
Merci pour cet article ! Est-ce que vous avez en tête un.e artiste dont les albums travailleraient des motifs de ce genre (à part Drake, donc) ? L’obsession m’intéresse.