Le stade onomatopéique de la pop égyptienne

MOHAMMED RAMADAN Le moharagan selon Mohammed Ramadan
Playlist YouTube, 2020
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Musique Journal -   Le stade onomatopéique de la pop égyptienne
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« Bim Bam Boum », « Taki Taki », « Bum Bum Tak Tak », alors pourquoi pas maintenant « Tika Tika Tika Taka », « Bum Bum » et « Zilzal Zilzal » ? Cruauté discrète d’un shazam ordinaire : parmi tous les titres de pop arabe récente qu’on peut passer en soirée, le gagnant un type même pas chanteur à la base, surtout pas musicien lui-même, mais doté d’un vrai sens de l’onomatopée, dont les titres devaient au départ accompagner des pubs. Un personnage en outre très habile pour se frayer un chemin entre les tours de vis politiques de l’Egypte.

Il s’appelle Mohammed Ramadan et pile au moment où le monde arabe attend son tour pour placer un tube mondial, c’est peut-être lui qui va décrocher la timbale – en tout cas c’est mon pari personnel. Alors qu’on vendait jadis aux oreilles étrangères des variations de yallah yallah et habibi habibi sur fond de Buddha Bar ou de Gipsy Kings, la règle s’apprête peut-être à changer à travers lui, tête de pont d’une OPA sur un style populaire appelé « moharagan ». 

Il y a encore quelques années, Ramadan n’était “que” la star de ces séries télé très regardées en Egypte, les musalsalât. Il est devenu chanteur le temps d’une publicité, l’air de rien, comme on sait le faire dans un pays où le mélange entre business et musique n’a pas vraiment de limites. Depuis, il cartonne en alternant des chansons où il répète une onomatopée tout du long, et des chansons où tout repose sur un seul mot-clé, soit en anglais soit en arabe. “Al Sultan”, “Number One”, “Al Malek”, “Baba”, “Mafia”, “Money” : l’intention est on ne peut plus assumée (et tous les morceaux sont écoutables dans la playlist YouTube ci-dessus). 

Mohammed Ramadan est en train de consolider une petite recette d’électro-pop, parfaite pour son personnage de BD en carton-pâte, qui se décline aussi chez d’autres acteurs égyptiens au même moment, et qui incidemment est en train de faire souffler un vent “bubble pop” totalement inattendu dans le son du moharagan. Une espèce de version égyptienne du Baile Funk, lui aussi originaire de quartiers pauvres et prétexte à de grands raouts populaires. Ces sons électros arabes qu’on avait vu circuler en Europe à travers Islam Chipsy il y a quelques années, dans une version assez brute, ont évolué depuis sans qu’on y fasse trop attention. Sans trop sortir de l’Egypte, ils se sont professionnalisés et imposés jusqu’à infiltrer les musiques de pubs (et à se retrouver du même coup dans le viseur du pouvoir égyptien, qui en a récemment interdit les concerts d’artistes de cette “mouvance”). 

Depuis son premier titre en 2018, une pub pour l’opérateur téléphone Etisalat, « Aqwa Kart Fi Masr » (c’est-à-dire, littéralement, “la carte téléphonique la plus puissante d’Egypte”), Mohammed Ramadan enchaîne. Il produit pubs et bandes sons de clips, musiques secondaires qui visent avant tout à accompagner un mini film grand-guignol. Il y incarne « Al Sultan », « Al Malek » (le roi), tatanne Jean Claude Van Damme, et continue ainsi à faire l’acteur. Ces formes de musiques hybrides ne peuvent pas vraiment se vendre en tant que telles, alors qu’elles vendent pourtant déjà quelque chose (soit un produit, soit l’acteur lui-même), et c’est ce qui fait leur force. D’autant qu’à cette existence menée l’air de rien, dépourvue de toute intention de prendre la place d’autres musiques, mais aussi de concurrence sur le temps d’antenne (puisque les titres sont diffusés en tant que pubs et non en tant que clips) correspond une écoute : ce sont des rengaines qu’on n’écoute pas autrement qu’avec ironie, qu’on se permet d’écouter comme si ce n’était pas de la musique, d’une oreille légère, et qui finissent par s’imposer sans qu’on le voit. Mais pourtant, certaines vidéos de Ramadan atteignent 100 millions de vues : c’est donc la pu qui met un coup de pied à la pop, en prenant le temps de fabriquer des produits calibrés et millimétrés pour accrocher l’oreille avec toute la science possible d’un tube professionnel.

En comparaison, le « vrai » moharagan sonne comme une production au kilomètre relativement interchangeable, de la même manière que la « vraie » pop mainstream arabe s’avère cadenassée autour des mêmes recettes depuis trente ans : du sérieux, un standard de longues lignes mélodiques tenues, tout pour la virtuosité et la suavité vocales, avec un fort attachement (comme dans la variété française) au sens et aux paroles. Impossible de l’écouter au-delà des frontières arabes, ou presque. Ironie de l’histoire : les séries où apparaît l’acteur Ramadan sont justement truffées de ces chansons d’amour largement interchangeables, pendant que le Ramadan chanteur se lance dans autre chose à côté : l’onomatopée, la percussion verbale. Le sens est totalement secondaire, et le côté percussif potentiel de la langue arabe, ces lettres en plus, se voit exploité par surprise. Le rap ou le moharagan le font déjà à côté, mais avec lui, en plus, vient en plus l’enjeu du pour rire. Non seulement le produit est diaboliquement bien conçu, tranche avec le reste de la production, mais en plus on ne s’en méfie pas parce qu’il se présente comme une blague. 

Un beat égyptien omniprésent, une mélodie stridente au clavier, une voix autotunée, la recette du moharagan sur laquelle il a mis la main n’était pas bien compliquée au départ, mais très puissante. A travers Mohammed Ramadan, les bons studios doivent changer de cap, nettoient les chansons de toute connotation politique, réduisent la durée et le flot de paroles, en mettant en avant la voix (qui en perd parfois son autotune) et en privilégiant les refrain catchy, sur des instrus où l’on sent planer l’ombre de DJ Snake (et du retour du saxophone). Chez d’autres que Ramadan, on entend désormais des instrus plus légères, avec quelques voix de femmes dans les chœurs, qui tendent vers la pop. Probable vache à lait et laboratoire à délires pour les vrais producteurs de moharagan qui sont derrière lui, et suivi de près par d’autres artistes qui comme lui franchissent aussi certaines frontières à l’heure actuelle, Ramadan en vient à représenter une logique inversée du genre : ses chansons sont centrées sur des clips (peu d’autres que lui ont les moyens de se payer plus que des lyrics-video, dans un milieu où l’on gagne sa vie en DJ de mariage), le refrain et les jeux de mots deviennent centraux, les paroles plus rares. Du moharagan sans pitié pour faire danser et/ou attraper l’oreille. Du moharagan de riche aussi, qui se passe des sous-entendus habituels sur la pauvreté des artistes et leurs origines sociales dans les paroles. 

Du moharagan, enfin, pour gagner de l’argent. D’habitude, le genre se télécharge gratuitement en mp3, n’est ni shazamable ni disponible en streaming. Ramadan, lui, a déjà un pied dans l’industrie musicale, est dispo sur les plate-formes, sous-titre ses vidéos YouTube, et il entend probablement y rester à en juger par certaines copies serviles de sons internationaux ou des annonces de featurings à venir – qui donnent l’impression d’être des coups de sonde pratiqués dans différents marchés potentiels à l’étranger. Pas fou, ce pur représentant du showbiz égyptien a également payé tribut de deux chansons pro-régime – qui ne sont d’ailleurs pas du moharagan ! On connaît donc à peu près le prix pour rester dans la course dans les années Sissi en Egypte. 

En guignol assumé, hors sol par rapport au monde de la musique dans le monde arabe, mais ancré dans le business, Mohammed Ramadan arrive à un moment charnière, où beaucoup sont en rang pour espérer placer le tube, et il est donc, sans qu’on le voie venir, celui qui va peut-être remporter la mise. Les autres tentent aussi les onomatopées de temps en temps (Majd El Aissa il y a quelques années avec « Barbs », ou plus récemment Ahmad Khalil avec un beau « Tak Dum Dum Tata »), mais la majorité s’applique surtout beaucoup trop, de 47 Soul à Dam, avec les nombreuses copies « électro-arabe » qui suivent désormais. La concurrence n’a, c’est vrai, pas vraiment le choix. En comparaison au chemin de croix que vivent les artistes arabes pour produire un album propre, Ramadan fait ce qu’il veut, produit tout le temps et très vite : des formes éclatées, bordéliques, de titres de 90 secondes, d’autres de 5 minutes, des pubs, des horreurs comme des titres accrocheurs. Lorsqu’il chante « Number One » il ne croit pas si bien dire : dans le monde musical arabe, il n’y a pas grand-chose, à part le modèle de la superstar. 

Que l’anomalie qu’il constitue puisse percer est aussi logiquement anticipable qu’injuste, comparé à d’autres qui aimeraient bien faire du rap grand guignol et exhiber des chaînes en or plutôt que de la trap à petit budget ; injuste par rapport à ceux qui ne peuvent pas enchaîner les titres comme lui et avoir les mêmes moyens pour produire des sons plus pro ou des clips plus léchés, injuste par rapport à ceux qui ne se sont pas compromis ni avec des partenariats business, ni avec le régime égyptien. On préférerait vivement que ce soit le « vrai » moharagan, qui perce à la place, avec une chanson comme « Raho w Sabona », un de ces moharagans nouvelle version où il y a justement le même genre de clip, de non-discours et de refrain entêtant,, ou comme « La La La » de Sawarikh qui n’a pas assez décollé à notre goût en 2018. Mais à ce stade, c’est bien Mohammed Ramadan qui a un temps d’avance sur les autres, avec ce son pop-friendly et ce personnage volontairement grotesque et téléphoné. 

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