Le rap conscient qui n’oublie pas la musique : Démocrates D

DÉMOCRATES D La voie du peuple
Wotre Music, 1995
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Musique Journal -   Le rap conscient qui n’oublie pas la musique : Démocrates D
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« Le crime » de Démocrates D est un de mes morceaux préférés de toute l’histoire du rap français et c’est sans aucun doute l’un des classiques les plus atypiques du genre, en tout cas du genre tel qu’il se présentait dans les années 80 et 90. Tout est dans le le contraste entre les textes flippants voire un peu « horrorcore » de Mikey Mosman et l’irrésistible instru soulful produite par Jimmy Jay et mixée par Zdar (je rappelle que Démocrates D était un groupe/collectif affilié à Solaar et qu’il était apparu sur les Cool Sessions 2). Les couplets ont cette qualité propre à une certaine définition (parfois contestée) du grand rap : c’est tout pour le signifiant, rien pour le signifié, presque tout pour le son, et presque rien pour le sens. Mosman peut parfois sortir des trucs qui, quand on les lit sur Genius, ont l’air de choix de mots purement gratuits, de trucs qui ne veulent pas exactement dire ce qu’ils voudraient dire ou d’assemblages aléatoires de mots trouvés en croisant un dictionnaire de rimes et un dictionnaire des synonymes. Il se permet même ce fameux passage « Allociné » : « Comme dans le film de Stanley Kubrick / Titré : Orange mécanique / Une fresque cinématographique / Une fiction psychédélique », sans même vraiment développer ensuite sur le film, juste parce qu’il veut maintenir sa rime en -ique. Mais peu importe : quand on l’écoute, le résultat claque comme rien d’autre d’existant. Le gars a tellement de charisme, le grain de sa voix et son phrasé sont tellement magnétiques, il habite son texte avec une présence si spéciale qu’on reçoit ça comme un chant divin, dès la première écoute – c’est ce qu’on appelle un instant classic.

« Le crime » est aussi un titre à part dans la discographie de Démocrates D, d’abord parce que le groupe de la cité des Bosquets (Montfermeil, Seine-Saint-Denis) pratiquait par ailleurs un rap panafricaniste virulent, et aussi parce qu’il s’agit d’un morceau solo de Mikey Mosman alors que sur l’ensemble de leur album majeur, La voie du peuple, celui-ci partage le micro avec Black Jack, fondateur du « posse » et détenteur d’une voix totalement opposée à la sienne. Une voix rocailleuse, un coffre ténébreux, augmenté d’une sorte de gouaille afro-parisienne, unique dans le rap français : certes il y avait bien Joeystarr ou D’ de Kabal à la même époque, mais eux étaient davantage des hurleurs, ils forçaient plus leurs cordes vocales que Black Jack qui lui, semblait rapper comme ça presque naturellement – à la limite c’est avec Doudou Masta que la comparaison se tiendrait le mieux. « BJ » pouvait sonner limite ragga par moments dans sa façon de s’éreinter la gorge, mais visiblement ce n’était pas voulu, puisqu’il dit dans cette excellente interview pour l’Abcdr que c’est plutôt Mikey qui venait de la scène dancehall (et qui explique dans une autre interview de l’Abcdr que c’est ce background qui l’a incité à écrire ces monorimes pour « Le crime »).

Ce qui est très marquant dans La voie du peuple, c’est la noirceur politique des propos, cet espèce de rap conscient mais souvent extrêmement pessimiste et toujours enragé, entre Public Enemy et les Geto Boys, dont le groupe était fan au point de donner leur nom à l’une des plages de l’album. Le crew des Bosquets semblait tout aussi fan des instrus des deux groupes susmentionnés et on imagine donc qu’il a dû orienter Jimmy Jay sur des beats qui, en 1995, n’étaient plus tout à fait dans l’esprit de l’époque. Jimmy Jay avait produit leur premier et confidentiel album en 1991 (Censure, pour le coup très marqué par ce son belliqueux, limite indus, de la charnière 80/90) mais depuis était devenu le maître du boom bap français : on imagine que ça avait probablement été un challenge pour lui de revenir vers des choses plus rapides, moins groove, tout en évitant quand même de passer pour un ringard. Ça donne un mélange complètement époustouflant de samples lumineux et de rythmiques tantôt véloces, tantôt plus paisibles, mais toujours avec des drums qui font hyper mal. C’est là aussi un son assez unique dans le rap français, et même peut-être dans le rap tout court, oserais-je dire. La présence de Zdar au mixage n’y est sûrement pas pour rien, ni celle de Boom Bass à la prod sur trois titres – dont une interlude incroyable, typique du son à la fois lascif et conquérant de La Funk Mob : « Hostile ».

Et pour ajouter une autre grosse couche de complexité, il y a donc les voix antagonistes de Black Jack et Mikey Mosman, leur flow parfois un peu offbeat, pas très virtuose, mais toujours 3000% à fond, avec cet élan de chaque instant pour kicker leur message et cracher leur amertume. Il faut aussi citer Madison Le Bourreau et Chrysto Le Barbare, les deux autres rappeurs du groupe, qui apparaissent moins sur le disque mais qui l’année suivante sortiront un album en tandem un peu moins réussi mais super intéressant quand même. Références sibyllines aux coulisses de la Françafrique, allusions à des drames personnels, réflexion sur la dialectique paix-violence, citations des grandes voix noires d’Afrique et d’Amérique : les textes de Démocrates D font clairement dans le rap engagé, j’ai envie de dire passionnément engagé, mais la musique n’est jamais soumise au message. D’abord parce que les intrus sont presque toutes dingues, comme je le disais, mais aussi parce que le degré de colère et de fougue des mecs donne un relief inimitable à la musique, là où trop souvent le rap conscient a tendance à aplatir toute possibilité de beauté sonore.

Au-delà de « Le Crime » et « Hostile », l’album est très dense et enchaîne les tueries. Je pense à « Dans la peau d’un Noir » (featuring Soon E. MC) avec ses paroles hélas toujours d’actualité, comme on dit, sur une instru épique (en trois parties) qui va vite et qui, je trouve, annonce certaines prods de DJ Mehdi, à commencer par « Les princes de la ville » du 113 (ce qui n’est pas très étonnant puisque on sait que Mehdi était proche de Cassius dès la fin des nineties). Il y a aussi « Un enfant a tiré sur un autre enfant », avec un gamin qui toaste hyper bien, du nom de Georges Victoire, « La voie du peuple » avec un refrain chanté par un certain Kondo qui parle « du pain et du beurre », « J’ai fait un rêve », où Black Jack crache presque littéralement ses tripes quand il prononce le mot « rêve », on sent qu’il donne tout et ça va au delà du rap, ça se transforme en prêche hardcore, entre le slam d’avant l’institutionnalisation et la poésie sonore, là aussi, d’avant son institutionnalisation. On a Zoxea qui pose le premier couplet de « Pose Combat », Boom Bass qui refile encore un autre beat pas possible sur « L’amour du risque », et puis ça continue sur « Les années 2000 » avec une instru signée Jimmy Jay mais ça m’étonnerait qu’Hubert et Zdar n’y aient pas touchée du tout, et sur laquelle on entend le même sample de Weather Report (S/O Joe Zawinul) que sur « Butter » d’A Tribe Called Quest, enchevêtré avec splendeur sur la fin à une citation de « All Night Long » des Mary Jane Girls. Il y a aussi l’avant-dernier morceau, là aussi produit par Boom Bass, spoken word de Mikey Mos qui, je trouve, préfigure vachement le travail d’Abd Al Malik, mais avec des instrus beaucoup mieux.

Franchement, je me répète, mais c’est un album dont on ne zappe pas facilement un track, ce qui doit logiquement en faire un classique, et c’en est un pour les fans acharnés du rap français de cette époque, mais moins pour le public plus large qui pourtant écoute avec délectation Prose Combat ou Paris sous les bombes. Sûrement parce que La voie du peuple ne faisait pas du tout du rap branché : j’adorais NTM, mais ils avaient beau chanter « Qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu » ou « Plus jamais ça », ils faisaient aussi « Pass pass le oinj » ou « La fièvre » qui contrebalançaient leur rage politique en envoyant ce qu’il fallait de coolitude auprès des auditeurs parisiens pas forcément tous à fond dans le rap. Démocrates D, eux, ne se concentrent que sur le politique et le social, sur l’âpreté de leur quotidien, la dénonciation des injustices et l’affirmation de la fierté noire. Comme le dit Black Jack, c’est du rap de proximité : il y a une dimension documentaire dans leur présence au micro, ils ne se transforment pas en super-héros comme Solaar ou Joeystarr, ils restent fidèles eux-mêmes et se présentent à leurs auditeurs comme s’ils les croisaient dans leur vie de tous les jours et se mettaient à leur parler de panafricanisme, souvent avec des restes d’accents blédard. C’est peut-être ce côté très réel, très quartier, ponctué des formules pas forcément super familiales (« p*tes vierges », « la puissance des nè*** » sont des mots qui reviennent souvent), qui fait de La voie du peuple une sorte de classique sans couronne, alors qu’il contient pourtant une des performances les plus authentiques et les plus singulières du rap français, soutenues par une collection d’instrus d’une qualité invraisemblable.

Démocrates D n’a pas sorti d’autre album par la suite, le collectif s’est un peu éparpillé et Black Jack a été renvoyé en Côte d’Ivoire pendant quelques années. Il a sorti un album solo en 2002, sur le label MK2 Music, monté par le producteur de cinéma Nathanaël Karmitz, qui visiblement connaissait Démocrates D, et qui a aussi produit des courts métrages réalisés par Black Jack. J’aime moins ce que j’ai entendu de ce disque mais j’ai en revanche été plus ambiancé par sa performance dans le Planète Rap de Solaar en 2017 : le gars a la quarantaine (voire la cinquantaine) mais il a l’air plus en forme que jamais, il doit bien s’entretenir (contrairement à Claude qui, désolé de le souligner, a l’air d’en être à son vingtième planteur de la soirée), il est là avec son béret noir à l’envers, son petit cuir, et une grosse présence physique. Respect à vous, Black Jack, aka Hassan Soumahoro.

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