Jacqueline Taïeb semble contente qu’on l’appelle. Habituée à s’exprimer sur son passé de swinging mademoiselle depuis la redécouverte d’un bouquet de titres de 1967 devenus anthologiques, celle-ci confie apprécier de pouvoir évoquer, une fois n’est pas coutume, un versant moins documenté de sa carrière : cette « fantaisie musicale » pour enfants mêlant tourneries disco, funk et ballades pop latine sur lit de voix juvéniles intitulée La Petite Fille Amour chez les Cousins de Miel. Un disque devenu fort rare, retrouvé par nos soins – en triple exemplaire s’il vous plaît et non sans amusement – dans le bunker du Fonds patrimonial Heure Joyeuse.
Douze ans après des débuts hauts en couleurs – dont les 7 heures du matin enregistrées dans un studio londonien en compagnie de l’arrangeur Jean Bouchéty sont depuis devenues emblématiques du son français de toute une époque – celle qui se vit davantage comme parolière et mélodiste met un temps sa propre carrière de chanteuse entre parenthèses, écrivant au service d’interprètes comme Jeane Manson ou Michel Fugain. C’est précisément dans ce contexte que lui vient l’envie de se pencher sur un projet de comédie musicale avec, mais aussi à l’attention des enfants.
Nous sommes en 1979, et la conception du disque se déroule de manière quasiment synchrone avec celle de l’Émilie Jolie de Philippe Chatel, dont Jacqueline Taïeb ne pouvait de fait avoir alors connaissance. Cette forme de comédie musicale pour enfants était-elle simplement dans l’air du temps ? Si l’on se souvient du succès remporté par Chatel et sa distribution alléchante, de nombreuses autres tentatives de spectacles musicaux antérieures ou postérieures furent moins pérennes, de la « comédie musicale interplanétaire » La Planète inconnue au Rayon bleu monté par Frédéric Botton en passant par la future déferlante Abbacadabra emblématique des années 1980.
« S’il y avait pu y avoir un spectacle, j’en aurais été ravie… Mais je n’aurais pas pu m’en occuper, parce que ce n’est pas mon truc. Je ne suis pas du tout experte en live. Je suis plus branchée et intéressée par tout ce qui relève de la création, de l’enregistrement, de l’élaboration des arrangements et du travail avec les musiciens. »
Conçu comme un projet essentiellement discographique, la Petite fille Amour frappe dès la première écoute par la bluffante qualité de son casting et de sa production, témoignant du soin apporté à l’enregistrement comparativement à d’autres productions d’époque nettement plus expéditives… En écho aux couleurs sucraillées de la pochette bleu ciel et rose bonbon, la voix acidulée d’Amélie Morin – chanteuse synthpop et voix emblématique du doublage de dessins animés – pose brièvement les bases du récit tissant le lien entre les chansons, co-écrites par Jacqueline avec ses acolytes Catherine Podguzer et Patrick Kessis. Pour accompagner les petits vocalistes formant les Cousins de Miel ? Une bande de cadors des studios de l’époque : l’incontournable trio Engel / Schultheis / Top (respectivement guitariste, batteur et bassiste, pour certains proches du groupe Magma, et impliqués dans de très nombreuses sessions de l’époque). Mais aussi et surtout les équipes issues du groupe Odeurs, aux commandes du studio Ramsès.
« Non seulement le studio Ramsès s’est investi dans la partie artistique avec ses ingénieurs du son absolument géniaux, mais il a géré également la partie business. L’un d’entre eux avait une connexion avec M. Adès [patron du label du même nom], que je ne connaissais absolument pas et ils ont eu la gentillesse de s’occuper de le contacter. »
Sur la foi d’une recommandation et d’un simple coup de fil, Jacqueline recrute également le batteur Steve Shehan. Résidant alors en Suède, celui-ci accepte de prendre l’avion pour Paris: « après l’enregistrement de ce disque, il a été demandé partout. Il a joué pour Véronique Sanson, Michel Berger, toutes les stars du métier français. »
Au cœur du projet, le casting des enfants s’opère enfin, comme souvent, en faisant auditionner les proches : fils, filles, cousins ou cousines des membres de l’équipe ou d’amis, dont la propre fille de… Michel Fugain.
« Tous les enfants qui gravitaient autour des musiciens avaient plus d’expérience. Quand un gosse est habitué à écouter son père ou sa mère faire de la musique à longueur de journée… Il acquiert des capacités que tout gosse n’a pas forcément. Lorsque j’ai auditionné les Cousins de Miel, il a été très difficile de faire un tri, dans la mesure où on ne veut surtout pas heurter leur sensibilité. Passé les premières auditions, on a pu se rendre compte que certains enfants chantaient vraiment faux. Ou à côté du temps, ce qui est pratiquement pire… Que faire ? On a préféré les diviser en deux groupes, A et B, chacun dans une cabine différente. Les deux groupes chantaient, mais l’ingé son ne retenait au final qu’un des deux… Dans la masse, les cinq qui n’étaient pas dedans ne s’en rendaient pas vraiment compte. Mais je ne dirai jamais desquels il s’agissait ! »
Sur l’album de La Petite fille Amour, et contrairement à la plupart des autres groupes d’enfants en vogue à l’époque, les Cousins de Miel chantent cependant rarement en chœur, leurs voix légères et parfois fragiles se succédant individuellement et tour à tour au micro. L’effet choral sera davantage mis à profit pour un second projet, enregistré au même studio avec les mêmes équipes, ainsi qu’un panel de vedettes invitées comme Maurane, Michel Fugain, le patriarche Yves Montand ou encore le journaliste Patrick Poivre d’Arvor, à l’époque dans sa période Antenne 2.
« Le disque de la Paix est le fruit d’une rencontre absolument… spirituelle. Je tombe sur ce bouquin qui s’appelle Le Livre de la Paix, écrit par ce Bernard Benson qui était précédemment dans l’armement nucléaire, et qui a retourné sa veste pour écrire ce livre radicalement antinucléaire. Je l’achète, je le lis, et je trouve ça génial. Parallèlement, je rencontre par hasard une jeune femme qui travaille avec lui. On se voit, on en parle deux minutes, et je lui propose d’en faire un disque: deux ou trois jours après, j’appelais les studios, les musiciens, et je réunissais les enfants. »
À certains égards, ce dernier projet n’est pas sans rappeler l’incursion historique des Poppys dans le domaine de la protest-song : groupe d’enfants recrutés parmi les Petits chanteurs d’Asnières ayant au début des années 1970 fait évoluer la tradition chorale – bien implantée sur le territoire national – en la propulsant dans l’ère de la pop music contestataire (mais pas trop), sauvant au passage leur producteur Eddie Barclay d’une faillite annoncée.
Ne bénéficiant ni d’une promotion ni d’une mise en place comparables, aucun des deux albums des Cousins de Miel ne rencontre malheureusement en son temps le succès réellement escompté. Ceux-ci poursuivent un temps leur chemin, se retrouvant à l’occasion crédités aux côté de Coluche et du professeur Choron pour les chœurs d’un des albums du chanteur Renaud enregistré dans l’enceinte du studio Ramsès.
Slalomant agréablement entre tous les chausse-trapes propres à un genre éminemment casse-gueule, l’album de la Petite Fille Amour reste aujourd’hui comme l’une des occurrences les plus honnêtes et convaincantes de ce cocktail mêlant voix d’enfants haut-perchées et confiseries disco-pop. Du travail de pro, en somme, avec en sus la garantie ferme qu’aucun enfant n’aura au final été blessé au cours de la réalisation de ce disque. Que demander de plus ?
*
MINIATURES – Le disque pour enfants en France (1950-1990)
Une exposition de Radio Minus et L’Articho, explorant le Fonds patrimonial Heure Joyeuse
Dans le cadre de Formula Bula
Du 2 au 31 octobre 2020 / Médiathèque Françoise Sagan / Paris 10ème