Steve Fisk est-il le Brian Eno du grunge ?

Steve Fisk Le grunge doit beaucoup à Fisk : une playlist
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Musique Journal -   Steve Fisk est-il le Brian Eno du grunge ?
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Alors je vous dis tout de suite, non, Steve Fisk n’est pas « le Brian Eno du grunge », car au fond ça ne veut rien dire d’être le Brian Eno du grunge, mais en revanche il est comme Eno à la fois artiste et producteur, et puis l’un comme l’autre se sont intéressés très tôt et de très près aux synthés, ont enregistré pas mal de projets collaboratifs mais aussi plusieurs disques solo avec des nappes et des montages de bandes, même s’ils ne sonnent pas du tout pareil. Cette comparaison abusive permet en tout cas de donner un repère pour présenter Fisk, dont le nom reste confidentiel en dehors des gros connaisseurs de la connexion Seattle/Olympia et de la scène « Pacific North-West » (connaisseurs parmi lesquels on compte mon ami Lionel Vivier qui a a été le premier à m’avoir parlé de ce garçon).

Né au début des années 60 en Californie du Sud, Steve Fisk est parti en 1980 faire ses études beaucoup plus au nord de la côte ouest, à Olympia, dans l’État de Washington. Il y a sympathisé avec Bruce Pavitt, qui venait alors de lancer un fanzine du nom de Sub/Pop, lequel allait devenir plusieurs années plus tard le légendaire label qu’on connaît. Déjà un peu geek des machines, Steve intègre le groupe Pell Mell et ajoute ses claviers à leur rock instrumental trouble, entre psychédélisme et post-punk. En parallèle, il se met à produire certaines des futures figures du grunge et du lo-fi : Beat Happening, les Screaming Trees ou Soundgarden. Il finit par s’installer à Seattle en 1990 où il va notamment côtoyer Nirvana en studio lors des sessions de la chanson « Blew », extraite de Bleach. Dans les nineties, il poursuit sa double carrière : d’un côté il produit toujours plein de gens, dont des formations venues d’autres coins que le sien, comme The Wedding Present ou Boss Hog (et d’autres artistes dont je n’avais jamais entendu parler : Michelle Lewis, The Action Suits, Bloodloss, Violent Green ?) et d’un autre il fait sa propre musique, entre autres au sein du tandem Pigeonhed dont la chanson « Battle Flag » remixée par les Lo Fidelity Allstars deviendra un tube (en l’occurrence un tube atroce) de synchro, repris dans de multiples films et de séries. Ce qu’on peut relever en tout cas, c’est que Fisk a beau n’avoir enregistré quasiment que des groupes à guitares, ses projets à lui sont dominés par les synthés, les samples, les boîtes à rythmes, dans une veine certes plus punk qu’autre chose, mais quand même assez loin du rock et de la forme chanson. Il use et abuse des soundbites de discours politiques ou de news : sur la compilation éditée chez K Records il n’y a presque que ça et personnellement ça me gonfle très vite, tout comme les albums de Pigeonhed qui ont aujourd’hui un son qu’on peut trouver daté – un problème récurrent à l’époque chez les Américains qui essayaient de faire comme les Anglais, et puis là en plus il y a la voix bluesy et parfois rappée du chanteur Shawn Smith. En revanche, quand on zappe ces tracks façon sous-My Life in the Bush of Ghosts ou sous-Fatboy Slim, on tombe sur des morceaux années 80 (sortis sous forme de cassette à tout petit tirage) qui sont vraiment mortels. La position esthétiquement intermédiaire de Fisk le fait concilier rock tendu et arrangements électroniques (parfois cheap, mais parfois voire haut de gamme, presque commerciaux pour la cassette culture de l’époque) et ça donne des objets singuliers voire visionnaires sans le savoir, des trucs qui ne cherchent pas grand-chose de précis, mais avec du groove et de la rêverie, des vapeurs et des empilements de couches, dont il se dégage un air à la fois clair et poussiéreux. On pense à certains trucs d’Ariel Pink première période », ou à ce groupe que j’aimais beaucoup qui s’appelait Gary War, voire carrément à l’album de Matrix Metals dont j’avais parlé au début de Musique Journal. D’autres plages de la playlist ressemblent plutôt à des instrus chelous d’INXS en coloc avec This Heat, où le son digital mégalo marque clairement la fin des 80s. Et puis sur d’autres titres encore, Fisk fabrique carrément des remix façon bootleg/plunderphonics, soit en remaniant du boogie funk (c’est sur « Love Is » et en l’occurrence la source créditée est un track de Prince Charles & the Big City Band mais il fait aussi penser à un autre morceau du même répertoire, que j’adore mais dont je me rappelle plus le titre, c’est pas Aurra mais c’est pas loin), soit en faisant carrément un edit formidable, entre VVM et « You’re No Good » de Terry Riley, d’une de mes chansons préférées des Beatles : « Taxman ». Bref, je ne sais pas si la musique actuelle doit beaucoup à Fisk (j’étais obligé de la faire, désolé), mais en tout cas cet homme de l’ombre a tenté et réussi beaucoup de choses pas évidentes. J’ignore si ce genre d’expérience « avant-pop » était monnaie courante dans la cassette culture, puisque je connais très mal cet underground, mais en tout cas c’est pour moi une super découverte.

Vous pouvez aussi vous plonger dans la discographie complète de Pell Mell, dont je n’ai mis qu’un seul titre ici mais dont tous les disques valent le coup. Et si vous préférez entendre des vrais chanteurs traditionnels du Washington ou de l’Oregon, vous pouvez bien sûr écouter ou réécouter les prods de Fisk pour les Screaming Trees, Unwound, Beat Happening, The Geraldine Fibbers, ou même Soundgarden.

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