J’ai découvert le premier album des Tubes en relisant Le Choc du glam de Simon Reynolds avant que nous le fassions imprimer. En l’occurrence ce n’est pas un disque de « pur » glam, puisqu’il figure dans l’avant-dernier chapitre consacré aux groupes qui, vers la fin de l’ère glam (soit autour de 1974, 1975), ont anticipé le punk, notamment le Alex Harvey Sensational Band, mais aussi les Runaways – cette scène pas tout à fait consciente d’elle-même existait des deux côtés de l’Atlantique, contrairement à l’immense majorité du mouvement glam qui jusqu’ici s’était s’épanoui exclusivement au Royaume-Uni.
La préfiguration du punk était chez ces artistes souvent plus visuelle et scénique que sonore puisqu’ils pouvaient cultiver, comme l’écrit Reynolds, une espèce d’opportunisme esthétique en changeant un peu tout le temps de registre d’un morceau à l’autre. Dans le cas de The Tubes, la dimension extra-musicale est essentielle puisque les membres du groupe, au départ basés à Phoenix avant de s’installer à San Francisco, venaient tous du théâtre et de la performance et envisageaient sans doute possible leur projet musical comme le véhicule d’une vaste critique de la société américaine dans ce qu’elle a de plus ridicule et aliénant, mais une critique qui dans sa réalisation va elle-même s’enraciner dans ce terreau du grotesque et du spectaculaire boursouflé – l’idée, c’est d’en faire une satire prise de spasmes plutôt qu’une description froide et désembarquée. Cette priorité donnée au « fond du propos » sur la forme des chansons donne une certaine volatilité à leur direction artistique, mais aussi, et c’est là que ça m’intéresse et que ça me plaît, elle va colorer leurs morceaux d’une espèce de distance mêlée d’outrance, un truc très camp et très réussi. Les morceaux sont en effet capricieux, virent brusquement de style, sont ouvertement trop copieux, et la relative simplicité des constructions glam britanniques à la Bolan ou Slade est ici ignorée. Il y a sans aucun doute un délire prog aux commandes, dans ce goût pour la complexité de l’écriture, cet aspect conceptuel des textes et de la mise en scène, dans toute cette opulence qui peut rappeler l’opéra-rock. Mais en même temps l’esprit et le ton rappellent dès le début le style Zappa, cette façon de parodier avec un commentaire en filigrane, qu’on retrouve aussi dans les comédies satiriques américaines « radicales » (là comme ça je pense à Candy mais je sais qu’il y en a des tas d’autres).
C’est donc a priori un album où la musique semble instrumentalisée et limite pas prise au sérieux, et The Tubes pourraient presque être accusés de mépriser l’effet immédiat et premier degré qu’elle provoque sur les gens. Sauf que lorsqu’on les découvre sur disque, quarante cinq ans après, et sans aucun contexte visuel pour les encadrer, les chansons ici présentes agissent sans filtre sur vous, ce sont des merveilles de pop ornementée qui se manifestent bruyamment et fantastiquement, vous emportant dans un flot d’émotions et d’attitudes certes très théâtrales et parfois lestées de pompe, mais toujours super jouissives. Reynolds évoque à juste titre un mélange entre la virtuosité légèrement ironique de Zappa et la désinvolture sophistiquée de Steely Dan, et en effet, c’est tout à fait ça, sauf que j’ajouterais un truc important, c’est que dans cet affrontement Zappa/Steely Dan, c’est Steely Dan qui gagne ! Il y a aussi une bonne pincée de mélange « américain » comme on parle de mélange mexicain au supermarché, quand on veut préparer un chili, sauf qu’ici à la place du piment, du cumin et de coriandre c’est un alliage habilement dosé et prêt à l’usage de blues-rock, de prog/psyché et de hard/heavy.
Pour les fêtes, je crois que c’est un disque idéal, c’est copieux comme je disais, mais c’est varié, c’est fun, c’est plein de breaks et de virages à 180 degrés, ça se partage en famille et entre amis, on peut chanter par dessus, chacune et chacun a son petit passage préféré, c’est très intéressant socialement. Je parlais justement du Mexique, et il se trouve qu’il y un morceau mexicanisant qui s’appelle « Malaguena Salerosa » et qui pourrait être un morceau des Négresses Vertes ou de la Mano Negra. Il y a du riff en veux-tu en voilà, et pas seulement de guitares, c’est démocratique, tous les instrumentistes peuvent se la donner, le clavier, le bassiste, le batteur se la joue pas mal aussi, et les guitaristes ne perdent pas une occase de frimer à coups de mini-solos, et c’est donc marrant de se dire que les Tubes sont – du moins à cette époque – un groupe parodique arty issu de la scène de San Francisco, qui a priori ne serait donc pas censé « s’éclater » comme ça. Est-ce qu’ils sont pris à leur propre jeu ? Oui, sans doute, et on a vu qu’en tout cas par la suite le groupe deviendrait, pendant l’ère new-wave, une vraie formation normale, ou du moins prise comme telle.
Le tube des Tubes, c’est « White Punks On Dope », le dernier titre de l’album, qui résume bien leur approche entre distance et lâchage, satire et immédiateté, futurisme angoissé et vieux boogie-rock qui veut pas bouger. Mais j’aime aussi beaucoup « Haloes », avec un groove funky et le chant très Fagen (en moins classe, certes) de Fee Waybill, qui est en train de devenir un de mes vocalistes favoris des seventies. On signale que le disque est produit et co-écrit par Al Kooper, musicien de « la grande époque » qui avait bossé entre autres Dylan et les Stones, et que les Tubes enregistreront en 1979 leur album Remote Control avec Todd Rundgren. En 1985, ils auront un deuxième tube, « She’s A Beauty », qui passera beaucoup sur MTV mais que j’aime beaucoup moins. En 1985 ils retrouveront Rundgren sur Love Bomb, qui sonne très « coup de mou milieu eighties » mais qui sait quand même étrangement charmer, comme le disque des B-52’s avant Cosmic Thing dont j’oublie tout le temps le titre et que je vous déconseille néanmoins pour les fêtes. Je vous invite plutôt à vous consacrer entièrement à ce disque festin qu’est The Tubes, où l’écœurement guette sans jamais concrètement s’abattre sur l’auditeur. Bon appétit, bonne journée, bon weekend, et bonnes fêtes, même si Musique Journal publiera peut-être quelques articles d’ici le début du mois de janvier, mais a priori moi je vais manger des huîtres et boire du vin blanc corse de type vermentinu. Je vous embrasse et puis surtout je vous remercie encore pour votre soutien, bye bye !!!