Il faut toujours répéter que Mannie Fresh est un génie

CASH MONEY MILLIONAIRES Baller Blockin
Cash Money Records, 2000
B.G. Chopper City In The Ghetto
Cash Money Records, 1999
HOT BOYS Guerrilla Warfare
Cash Money, 1999
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On parle toujours de Timbaland, des Neptunes et de Swizz Beats, et en ce qui me concerne j’ai même carrément écrit une sorte de livre à leur sujet, mais on oublie trop souvent qu’à la fin des années 90 un autre génie sudiste de la production rap fabriquait une musique à la fois populaire et avant-gardiste : il s’agit de Mannie Fresh, beatmaker en chef du label Cash Money Records, basé à la Nouvelle Orléans. Si vous n’êtes pas au courant, Cash Money était la maison-mère de quatre rappeurs à l’époque énormes en Louisiane et dans le Sud des États-Unis : Juvenile (connu pour le mégahit et hommage aux strip-clubs « Back That Ass Up », ainsi que pour le fascinant « Ha »), B.G. (auteur du fondateur « Bling Bling », première occurrence de ce terme ensuite galvaudé, qui désignait au départ l’éclat de sa joaillerie, qu’on entend ici sur Chopper City In the Ghetto), Young Turk ou Turk tout court (qui malgré son talent ne sortirait son premier album qu’en 2001), et puis un garçon à l’époque encore tout jeune et tout mignon, qui deviendrait quelques années plus tard le plus grand, le plus auratique, le plus génial rappeur de l’histoire du rap : Lil Wayne. Ces quatre jeunes gens formaient le super-groupe Hot Boys et se trouvaient sous la houlette de deux hommes plus expérimentés, également rappeurs : Baby aka Birdman, cofondateur du label et manager des Boys, dont le lien père-fils avec Wayne ferait par la suite couler beaucoup d’encre, et donc Mannie Fresh, trentenaire goguenard aux yeux un peu bridés, et surtout DJ et beatmaker depuis son adolescence.

Cash Money étant un label entièrement indépendant (tout comme leur concurrent historique, No Limit, fondé par Master P), leur succès commercial massif leur assurait des revenus eux-mêmes massifs, d’où tout ce délire obsessionnel autour du bling, des grosses voitures et des fringues chères. Mais cette indépendance était aussi synonyme de contrôle total de la direction artistique, ce qui voulait dire que Mannie Fresh produisait l’intégralité des sorties du label et faisait à peu près ce qu’il voulait en studio. Ceci explique peut-être en partie qu’il n’ait pas, contrairement à ses confrères cités plus haut, explosé dans le monde de la pop mainstream en dépit de son succès pourtant populaire : très libre, très fixé sur ses bases lousianaises (l’héritage du jazz « festif » de New Orleans, mais aussi le style local et frénétique appelé bounce, né dans les années 80 et qui connaîtrait un retour en grâce dans les années 2000 via ses représentants LGBTQ comme Big Freedia et plus largement par l’émergence du twerk dans le mainstream mondial), et surtout déjà très fortuné, il n’avait sans doute pas le désir ou l’inspiration nécessaire pour produire un « Slave 4 U », un « Try Again » ou « Check Up On It ». Entre 1997 et 2002, il produit tranquillement 23 albums, et le son général de ses productions est assez homogène, la façon de mixer les voix et les instrus reste stable du fait qu’il travaillait à peu près toujours avec les mêmes rappeurs et n’obéissait donc pas à d’autre commande que celle d’un public déjà fanatique des tubes et des artistes Cash Money. Il y a donc, certes, dans les centaines de tracks produits à cette époque, quelque chose qui tient de la « blingsploitation : on retrouve souvent la même frétillance au niveau des charleys, les mêmes saccades de snares en triplets, les mêmes synthés mi-sexy mi-inquiétants (peut-être que Pascal Quignard aurait dû en parler dans Le sexe et l’effroi), les mêmes hooks vocaux et la même manière chez les rappeurs de se positionner comme en rotation autour du beat plutôt que l’affronter de face. Et ce sont des récurrences que j’adore, qui marquent un style unique, plein de mouvement et de précision. Mais ce qui est fascinant quand on réécoute le vaste corpus MannieFreshien, c’est de se rendre compte à quel point ce grand ensemble, même s’il contient moins de missives « crossover » que la discographie de Timbaland/Missy ou de Pharrell/Chad dans ces années-là, sonne finalement beaucoup moins monolithique qu’il n’y paraît. À l’époque, j’en avais surtout retenu les gros tubes, plus quelques étrangetés (comme les hypnotiques « Big Ballin » des Big Tymers, avec un couplet de Mannie en ouverture, ou le « What You Gonna Do » featuring un Nas en apesanteur) et ignoré, sans doute parce que je passais mon temps à binger du rap et du R&B sur Napster, un paquet de tracks d’apparence légèrement random, mais fourmillant d’idées et de détails sonores lorsqu’on les écoute de plus près. Surtout, je ne connaissais à peu près rien à l’histoire musicale de New Orleans, au carnaval, à Congo Square, aux marching bands, à la second line, à toutes ces choses qui, sans être toujours littéralement citées par Mannie Fresh dans ses travaux, les nourrissent néanmoins de A à Z.

Car la plupart des titres que vous entendrez sur les trois albums sélectionnés ici – j’ai enlevé les plus gros classiques de Cash Money, 400 Degreez de Juvenile et Tha Block Is Hot et 500 Degreez de Lil Wayne, pour me concentrer sur ces disques légèrement plus mineurs, dont deux sont collectifs, et dont un est la B.O. d’un long métrage produit à l’époque par le label – sont orchestrés comme des fanfares digitales, moins bruyantes que les vraies fanfares mais pas moins « busy », ni moins dansantes. Il se passe des choses à chaque mesure, on est vraiment loin de la culture new-yorkaise du sample qu’on met en boucle pour le pétrir plus ou moins fort : un coup, ce sont les drums qui débarquent au premier plan, un autre coup c’est les synthés qui tapent un mini-solo, un autre encore on entend les basses s’enrouler autour des voix tels des boas, si bien que les rappeurs finissent eux-mêmes par suivre ce que jouent les basses, mais à l’octave du dessus. Cette orchestration ahurissante est rendue possible par le fait que, dans cet univers à l’époque très critiqué par certains conservateurs du real hip-hop NYC et autres intégristes du crate-digging qui n’y voyaient qu’une usine à débiter des beats synthétiques à la chaîne, Mannie Fresh faisait jouer en studio des bassistes, des claviéristes, des guitaristes, et ne séquençait pas si souvent que ça les enregistrements. Il raconte ainsi que 400 Degreez a été conçu essentiellement en live, avec un Juvenile très efficace et très pro, qui connaissait ses textes sur le bout de doigts puisqu’il les travaillait depuis très longtemps.

Ça donne des choses qui parfois ressemblent à des reconstitutions très luxueuses, quoique très infidèles, d’un son live originel et fantasmé, mais qui peuvent également trouver leur propre autonomie artificielle et se transformer en de parfaites définitions d’un « rap électronique » au sens littéral, avec des instants bruitistes dignes des plus grands bruitistes européens blancs et sans doute allergiques à tout étalage de richesse car obsédés par le principe de l’épargne. Écoutez par exemple « Real Niggaz » de B.G., avec d’un côté une guitare un peu bluesy sous wah-wah, mais de l’autre des synthés raves et des charleys electro ultra brefs qui débarquent au milieu du premier couplet comme un bataillon d’artillerie avant de morpher comme des démons tout au long du morceau, puis d’aboutir à une coda (une conclusion, en termes savants) sous la forme d’un solo de synthé qui ressemble à du scratch numérique. Baby Gangsta, qui deviendra hélas un gangsta « adulte » par la suite puisqu’il prendra 14 ans de prison en 2010, réalise au passage une performance époustouflante, jouant sur sa voix doublée, se répondant à lui-même, faisant ses propres adlibs, des adlibs qu’il retisse eux-mêmes avec le flux principal : mon Dieu quelle folie, quelle générosité, quel potlatch, c’est le « prog-bling » à son plus haut niveau de perfection. Écoutez aussi juste après « Dog Ass » avec Juvenile, avec son petit gazouillis de bébé, voisin de celui utilisé par Timbo sur « Are You That Somebody » d’Aaliyah, et ses snares en staccato qui peuvent rappeler le bleep and bass, et ce n’est pas tout à fait un hasard puisque le son de Mannie et son background bounce de NOLA doivent beaucoup, comme le bleep, à la musique jamaicaïne et plus généralement à la culture sonore caribéenne. Je n’irais pas jusqu’à parler de dub mais il y a souvent de l’écho et du « negative space » dans les beats pourtant par ailleurs très denses du producteur néo-orléanais. Une espèce de vide rebondissant qui sonne aussi comme ce que faisaient à la même époque, à New York cette fois-ci, Irv Gotti et son équipe de Murder Inc. sur ses productions pour Jay-Z ou Ja Rule, joyaux de cet âge de platine new-yorkais dont parlait Raphaël Da Cruz dans son article du Audimat 12. Je serais tenté de dire que NYC a copié NOLA, mais je n’ai pas vérifié, peut-être que l’échange s’est fait à double sens.

Toujours est-il que musicalement ces disques sont des expériences paradoxalement sobres par rapport à leurs pochettes superbement criardes (signées Pen & Pixel, bien sûr) et leurs textes faisant l’apologie de l’excès de tout, de la violence façon « État de nature » et d’un carpe diem ténébreux, vécu comme le seul antidote à l’angoisse d’une mort imminente dans le hood. Car les tracks sont finalement moins rentre-dedans qu’on ne pourrait le croire, beaucoup moins frontaux que les hits de Virginia Beach ou même que les hymnes super bourrins de Master P. Il y a une sorte de délicatesse, de sophistication discrète dans la manière d’intégrer ces éléments techno (« Thug’n » de B.G., presque acid, « Let Us Stunt » des Big Tymers qu’on dirait basé sur du Inner City) , caribéens (« Made Man » de B.G. avec Big Tymers, qui fait le tour des îles avec un étrange couple guitare/synthé, « Uptown » de Turk avec ses steel drums et ses rimshots, « Thugged Out » de B.G. encore, magnifique balade de voyou avec une section rythmique qui m’évoque une Jamaïque mouvante, déplacée), néo-fanfare (les fantastiques intros de Baller Blockin et Guerilla Warfare, mais aussi « What Kind Of Nigga » tube des Hot Boys en forme de hook géant et collectif), tout est cousu ensemble, c’est soigné, jamais trop voyant. Les beats en double-time eux-mêmes, pourtant des prouesses dont on pourrait vouloir se vanter, restent presque en retrait, sans pour autant perdre de leur beauté et de leur groove, comme sur « Shoot 1st » des Hot Boys ou « Help » de B.G.

Et puis il faut aussi noter à quel point Mannie Fresh sait tirer le meilleur de ses rappeurs, profiter de leur flow moitié chanté, d’ajouter des petits éléments personnalisés en fonction du style et de la tonalité de l’un ou de l’autre (le scratch dark sur « Clear Tha Set » qui dialogue avec la voix de Lil Wayne, c’est un moment incomparable), de leur accent, ce drawl presque corse dans sa façon de démarrer en marche arrière pour retomber calmement, et qui rend leur impact totalement différent du style East Coast ou même West Coast. Il y a en revanche un point commun entre ce gangsta rap lousianais et son homologue de Californie : c’est la présence de vrais instruments en plus des machines, même si la patte live de Mannie Fresh a quelque chose d’un peu plus fun, de moins droite que celle Dre par exemple, avec tous ses petits détours et ses sons électroniques qui viennent exploser comme des pétards ici et là. L’autre trait que j’aime beaucoup chez Juvenile, Wayne, B.G., Turk et même chez les deux Big Tymers même s’ils sont plus touristes dans leur approche du rap, c’est leur manière de cultiver l’art du hook dans chaque couplet : ce sont des rappeurs clairement orientés club, pas des lyricistes poètes torturés, et d’ailleurs quand Nas rappe avec eux il prend le pli et sort un verse plein de moments très pop, très catchy. Cette science de l’accroche et de la fête est ce qui rendra Lil Wayne si imbattable par la suite sur l’ensemble du marché US, essentiellement à partir de son premier vrai gros hit, le phénoménal « Go DJ » en 2004, qui sera malheureusement l’un des derniers tubes de Mannie Fresh. Baby/Birdman, de son côté, sortira son solo crossover en 2002, principalement produit par Mannie, mais dont le tube imparable sera une production Neptunes, « What Happened To That Boy » avec les Clipse et Pharrell au refrain et à la prod, probablement l’un des beats les plus fous du tandem de Virginia Beach.

Pour des produits aussi commerciaux, aussi convaincus par leur portée populaire, ces trois albums m’ont demandé du temps pour que je les digère et ont peu à peu révélé pas mal de zones peu visibles/audibles en surface. Je suis loin d’être le seul à réclamer la réhabilitation de Mannie Fresh au panthéon des dieux de la production rap, aux côtés des gens susmentionnés mais aussi de RZA, Premier, Marley Marl, Dre, Kanye, ou Juicy J et DJ Paul, et le Louisianais a même fait l’objet d’un talk RBMA il y a deux ans et avant cela d’un talk NPR « Microphone Check » en 2014, où l’un des deux intervieweurs est lui-même un génie du beatmaking, Ali Shaheed Muhammad d’A Tribe Called Quest, qu’on peut s’étonner de voir ici manifester son admiration pour un producteur et une équipe qui paraissent si diamétralement opposés à ce que Q-Tip, Phife et lui incarnaient à la fin des nineties. Mais nous avons sans doute en France cultivé une vision erronée ou du moins réductrice des clivages du rap américain, et nous oublions aussi peut-être que ces artistes sont avant tout des musiciens et des hommes de studio fiers et curieux de voir leur art initialement si DIY devenir le plus vaste et le plus crucial secteur du marché pop du 21e siècle. Donc S/O Mannie Fresh, et S/O The Ummah, parce que vous êtes ensemble et que c’est ensemble que vous êtes les meilleurs. « Ha ! ».

Un commentaire

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