Quand les « vrais gens » sortent des disques : l’œuvre du collectionneur Paul Major

"REAL PEOPLE MUSIC" Merveilles autoproduites et bijoux en private press
Une playlist de Flo Spector, 1966-1983
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Le terme de Real People Music ne désigne pas un genre de musique à proprement parler. Il s’agit plutôt d’une certaine catégorie de disques qui, comme l’indique l’expression, ont été enregistrés et édités par des « vrais gens », au sens où ils n’étaient pas réellement musiciens, ou du moins ne l’ont pas été longtemps, ou ne l’ont jamais été professionnellement. Cette formulation a été proposée il y a maintenant plusieurs décennies par un collectionneur et archiviste qui s’est passionné pour ces publications informelles, du nom de Paul Major.

Né à Louisville (Kentucky) en 1954, Paul Major se découvre très tôt un intérêt pour la musique. Au tournant des années 1960 et 1970, il est déjà un habitué des magasins de disques de sa région et y guette les moindres nouveautés en rêvant de son premier trip lysergique devant les pochettes de Cream et de 13th Floor Elevators. Il explore l’underground mais garde l’oreille tendue vers la radio et s’imprègne de tous les styles de musiques qu’il entend. Il apprend aussi la guitare, en quête de ce son à la fois agressif et planant des guitares fuzz qui lacèrent alors la majeure partie de ce qu’il écoute. Ce goût pour le bizarre et l’incongru, allié à un flair pour la découverte improbable, commence à imprégner toute sa démarche. Au fil des seventies, il engrange les références obscures en un catalogue mental qui deviendra sa niche, son arme et son combat.

Il commence donc à s’intéresser à ce que l’on appelle les private press, ces disques édités à compte d’auteur et pressés à très petits tirages par des groupes ou des artistes souhaitant se faire une carte de visite pour démarcher les labels, ou juste offrir leurs chansons à leurs proches, sous une forme plus « présentable » qu’une bande ou une cassette enregistrée. Le format privilégié est en général le LP 33-tours, quelquefois le 45-tours quand le budget est plus faible. Les visuels des pochettes sont souvent maladroits, parfois de simples ébauches. Il se dégage de ces artworks disparates un fil conducteur dans l’approche et la manière, quelque chose de l’ordre du geste, de la spontanéité. Cette spontanéité graphique résonne avec la musique qu’elle contient, à la fois adroite et maladroite, touchante, drôle ou particulièrement tragique, en plein dans le cadre musical qu’elle souhaite représenter mais aussi parfaitement incongrue. Dans toutes leurs imperfections, ces autoproductions respirent la vie et l’authenticité.

 Du rock au prog, de la bossa nova aux groupes de chorales, du folk chrétien à la musique hawaïenne, ces artefacts de musique underground et populaire ont pénétré à peu près tous les genres possibles. Les bacs débordent alors de ces espoirs avortés, délaissés parce que bien souvent en déconnexion avec le son du moment. Qui voudrait par exemple, en 1968, d’un disque de rock fifties alors que le monde vit son boom psychédélique ? Qui écouterait, en 1977, un disque de loner folk californien au moment même où les punks anglais déboulent dans le paysage ? Les découvertes de Paul Major sont pour la plupart américaines ou britanniques mais la pratique du private press, bien que confidentielle par définition, est néanmoins un phénomène international. Et par extension, la Real People Music qu’elle propose l’est elle aussi.

 À la fin des années 1970, le fameux terme n’est d’ailleurs pas encore bien établi, mais tout est prêt pour que l’épiphanie de Paul s’opère. En 1975, il passe par Los Angeles, se connecte avec la scène locale, Bomp! Records, Rodney Bingenheimer (dont il est largement question dans Le Choc du glam, ndlr), et le punk naissant. Mais en 1978 il s’envole à New York, où il enchaîne des petits boulots chez des disquaires tenus par des junkies, et jouent dans des groupes tués dans l’œuf. Il est désormais armé d’une culture discographique encyclopédique, mais étrangère au son dominant de l’époque. En lien régulier avec des clients ayant accumulé des tonnes de références aussi pointues et anachroniques que la sienne, Paul Major décide de se lancer dans le grand bain : ils rachètent des collections entières, et va revendre ou troquer des raretés avec une poignée de gens captivés par les mêmes sons que lui. Le réseau est rachitique, mais l’intérêt est croissant. Une liste de diffusion se développe via quelques contacts disséminés dans tout le pays, puis à l’international. Les échanges vont bon train et au début des années 1980 il lance son premier catalogue de vente par correspondance.

Dit comme ça, l’idée d’un catalogue papier n’est pas particulièrement étonnante ni nouvelle à l’époque. Difficile de se rendre compte aujourd’hui du côté totalement hors cadre des catalogues de Paul Major, à moins d’en avoir un sous les yeux. Dans la forme, cela ressemble à un fanzine ronéotypé aux couleurs criardes, agrémenté de dessins étranges et de collages hétéroclites. Le contenu est une très longue liste, tapée à la machine en caractères serrés, de titres obscurs ou de disques plus connus mais laissés aux oubliettes du goût de l’époque. Chaque titre, sans illustrations, est agrémenté de descriptifs absolument phénoménaux, mêlant anecdotes personnelles et détails biographiques, tout ça dans un style tellement singulier que c’est entre autres grâce à lui que Major fidélisera sa clientèle – à l’instar des notes de pochette de Tim Warren dans les compilations Back From The Grave –, avec un jargon et un vocabulaire imagé, parfois de sa propre invention. 

Paul décrira sa méthode comme ceci : « Pour écrire mes chroniques, je m’assois, écoute attentivement mes disques, m’imprégnant de la musique. Et plutôt que d’essayer d’évaluer le disque, je le laisse simplement imposer sa marque dans mon esprit. Quelquefois j’incorpore de la fiction, j’invente des petites histoires qui sont d’une certaine manière vraies puisque connectées au disque lui-même et qui deviennent surtout un moyen de décrire ce qui se passe dans le disque. Ces chroniques sont écrites rapidement, comme un monologue intérieur, en crachant mes ressentis tout en essayant de guider le disque vers les gens susceptibles de l’apprécier. » Dans sa démarche, Paul Major mettra toujours un point d’honneur à faire rêver ses clientes et clients, à donner aux lectrices et lecteurs de son catalogue le moyen de se figurer, grâce à une poignée de mots choisis, à quoi peut ressembler un disque alors parfaitement inconnu, mais sans jamais tuer le mystère.

C’est dans ces catalogues que le terme de real people s’invente, autour d’un concept en apparence simple : celui de l’authenticité portée aux nues, d’une étroite connexion avec l’auditeur/trice, au-dessus de toute considération commerciale, au-delà du bon ou du mauvais goût. L’artiste que l’on écoute est, dans cette terminologie, à notre hauteur. Ce qui donne à un disque le statut de Real People Music, c’est souvent cette voix que Paul Major décrit comme « one of those voices » (« l’une de ces voix »), description dont l’imprécision est à la fois vecteur de mystère mais aussi d’un sens commun à toutes celles et ceux qui sauront désormais entendre sa singularité : une voix sans ambages, dont le timbre et l’interprétation ne laissent aucun doute quant à son authenticité et à ses imperfections.

L’autre particularité de ces enregistrements, c’est sa production artisanale caractéristique. Tantôt grâce à des moyens techniques archaïques et limités, quand l’enregistrement se fait à la maison : prise de son dans un sous-sol pavillonnaire avec magnétophone à bandes multipistes, tables de mixage et micros bon marché. Tantôt dans un studio professionnel local, mais en un temps record, par manque de moyens. L’enregistrement et le mixage sont souvent bouclés en une paire de jours et produits par des ingénieurs du son alors peu aguerris à ces musiques atypiques.

On observe alors que le résultat peut tomber dans deux catégories différentes. D’une part, celle du ratage, qui lui-même peut parfois avoir l’attrait des multiples imperfections, ou dans d’autres cas s’avérer totalement irrécupérable et inécoutable (ces deux sous-catégories peuvent d’ailleurs se montrer interchangeables avec le temps et l’évolution des goûts : un disque méprisé en son temps peut devenir objet de culte en un autre). La seconde catégorie, c’est celle du disque potentiellement attrayant pour le marché musical, mais tellement bizarre ou anachronique qu’il ne trouvera pas son public.

 Il y a un fait empirique, une sorte de malédiction qui confirme bien que ces autoproductions, quand elles sont réussies, arrivent à toucher du doigt une authenticité non feinte. Nombreux sont ces groupes ou artistes redécouverts à titre posthume qui tenteront une reformation – que certain/e/s pourraient qualifier d’opportuniste – , pensant que cela suffirait à recréer la magie de leur private press. Malheureusement, et comme on peut s’y attendre, cela ne marche jamais. La magie s’est tout simplement envolée et a été remplacée par une trop grande conscience, une trop grande application à recréer ce que le hasard et la naïveté avaient permis auparavant. Le rendez-vous est doublement manqué. C’est ce qui fait l’ambivalence de ces disques. L’objet imparfait est beau, mais cette beauté n’a tout simplement pas su trouver à qui elle devait plaire, jusqu’à ce qu’une personne à la sensibilité « alternative (pour ne pas dire contre-intuitive) en fasse la découverte quelques années plus tard.

L’entrée dans ce club en apparence très sélect a donc un prix. Savoir séparer le bon grain de l’ivraie parmi toutes ces autoproductions passe par un entraînement de l’oreille, une connaissance ésotérique de ce qui caractérise cette musique, puisqu’elle ne repose pas sur des mécanismes concrets comme tant d’autres – vélocité, compétence, production adéquate, influences communes et adaptabilité aux tendances – mais sur un ressenti, une émotion diffuse. Ce qui est particulièrement enthousiasmant dans cette démarche, c’est qu’elle fait appel de manière ultime à la confiance que l’on a en son propre jugement, à sa propre capacité à dire « cet objet est un objet valable, malgré toute son histoire, malgré son aspect visuel et sonore rebutant, malgré ses défauts, je trouve ça beau, touchant ou d’une indéniable efficacité, je trouve ça tout simplement digne d’intérêt ». Quels autres médiums permettent à la fois de réhabiliter son âme et celle des autres ?

On peut enfin s’enthousiasmer sur le fait que ce postulat tout simple relance cette perpétuelle chasse aux objets perdus qui émaille l’histoire de la musique. L’idée que des trésors enfouis dans les racks poussiéreux d’un dépôt-vente peuvent encore exister et n’attendent que de se connecter avec des oreilles amies donne de l’espoir. Le fait que Paul Major ait circonscrit ses recherches à ses pays de cœur – l’homme a grandi aux États-Unis et a vécu en Angleterre plus récemment – donne aussi l’espoir de trouver encore aujourd’hui la Real People propre à son pays. Le travail récent d’un petit groupe de passionné/e/s français, allemands ou suédois explorant la musique de leur patrimoine respectif en atteste : la quête ne sera jamais finie tant qu’il restera des gens intéressés par la musique en marge.

Paul Major, quant à lui, a continué pendant plusieurs décennies d’envoyer sa liste de VPC sous différents noms – Feel The Music, Sound Effects, etc. Il est depuis la fin des années 1990 guitariste dans le groupe Endless Boogie qui tente, à sa manière, de perpétuer l’approche de la musique Real People dans son aspect sans doute le plus extrême : pas de setlist, pas de chansons à proprement parler, pas vraiment de répétitions, juste une envie de faire parler la spontanéité la plus absolue, pour le meilleur et quelquefois pour le pire. Une démarche qui inspire dans tous les cas un profond respect.

Vous pouvez donc écouter ci-dessus ou ici une playlist non-exhaustive d’albums ou de singles, à la fois pour illustrer le propos, mais aussi pour vous donner le sésame, les clés magiques de cet univers en perpétuelle évolution. Je vous rassure, la plupart de ces albums ont été réédités. La liste est plutôt anglo-saxonne mais j’y ai ajouté quelques productions hexagonales, du moins celles que j’estime entrer dans la nomenclature du genre, mais il ne tient qu’à vous de trouver votre Real People vernaculaire.

Be real people, feel the music!

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PETER GRUDZIEN : « The Unicorn » (USA – 1974)

Ici, on touche à l’essence même du Real People. Ce disque est le disque préféré de Paul Major et il est vrai qu’il coche toutes les cases : musique pop assez classique dans sa forme, mais complètement pervertie par une interprétation hyper-personnelle, laissant entrevoir des bribes entières de la psyché sans doute légèrement endommagée de son auteur. Paul Major se liera d’amitié avec Grudzien au début des années 1980, à peine dix ans après la sortie de son private press, et aucune des histoires qu’il raconte à son sujet ne sont de l’ordre de la normalité.

 THE J ANN C TRIO : « The Tide » (USA – 1966)

Groupe de lounge music au sens « originel » du terme, et résident de l’hôtel Tantara dans le Missouri des années 1960, le J Ann C Trio pourrait sans doute avoir sa place dans la B.O. d’un film de David Lynch. Paul Major aura passé une partie de sa vie à chercher les contacts de ses musiciens, espoir avorté le jour où la réception de l’hôtel, encore en activité aujourd’hui, lui interdira d’appeler pour autre chose que pour réserver une chambre.

GUY CHABERT : « Cheval galaxique » (France – 1978)

Très peu d’informations au sujet de ce disque de folk traditionnel français contenant en son sein des morceaux époustouflants, notamment ce « Cheval galaxique » qui emprunte autant à Gainsbourg qu’à une forme toute personnelle de library music et de jazz. Un exemple hexagonal de « l’une de ces voix » que Paul Major apprécie tout particulièrement.

REFLECTION « Overseers » (UK – 1974)

L’une des facettes étonnantes de la nébuleuse Real People est celle de la musique chrétienne. Ces disques, dans leur volonté de faire passer un message évangéliste ou moraliste, proposent souvent un écrin séduisant pour la jeunesse, mais dont les retombées sont presque toujours aux antipodes des effets salvateurs désirés. Ici, ce morceau est censé représenter les répercussions néfastes de la drogue sur la jeunesse… jeunesse qui s’empressera sans doute d’appeler son dealer dès la fin du morceau.

THE SHAGGS : Philosophy of the World (USA – 1969)

Ce disque est sans doute le plus connu de toute cette liste, mais il n’en est pas moins un disque de Real People de par sa sincérité et son amateurisme. Ces chansons cabossées réussissent l’exploit de souvent toucher la grâce, au détour d’une fin de couplet, d’un pont, quand les lignes hasardeuses de chaque instrument décident de faire la paix pendant quelques secondes. Cela implique une écoute attentive et exigeante, mais l’essence de la real people music est à ce prix.

NEF : Mais alors!!? C’est à l’envers (France – 1983)

Unique disque de ce duo du sud de la France et ultime exemple d’une découverte récente qui relance l’intérêt des musiques en marge du patrimoine hexagonal, réédité par le label Ici Bientôt.

MORGEN : « Welcome To The Void » (USA – 1969)

L’instant précis où Steve Morgen se met à crier et à rire démesurément, sans raison apparente, sur ce brûlot de hard psychédélique, fait entrer ce disque au panthéon de la Real People Music. Un disque absolument parfait de la première à la dernière seconde.

WARLUS : Songs (France – 1975)

Enregistré en Île-de-France en 1975 et avec les moyens du bord, cette collection de chansons magnifiques emprunte autant au Velvet Underground qu’à Big Star ou au loner folk américain.

BOBB TRIMBLE : Iron Curtain Innocence (USA – 1980)

Qu’est-ce qui pourrait nous prévenir de ce qui se cache derrière une telle pochette ? Un Uzi et une Gibson SG ne laissent pas tellement deviner la nature de ces chansons à la beauté saisissante, artisanalement confectionnées à grands renforts d’harmonies perce-cœur, d’une voix de tête au falsetto proche du sanglot. Ce disque n’a été à l’origine pressé qu’à 10 exemplaires. Secretly Canadian l’a donc réédité en 2007, ainsi que le deuxième album de Bobb Trimble, tout aussi rare et indispensable. Il aurait été dommage de passer à côté.

JODY ALIESAN : « Patterns » (USA – 1972)

Difficile de ne pas être touché par cette chanson et par l’album dont elle extraite, qui relève le défi d’être à la fois intimiste dans ses thématiques et son approche, tout en étant profondément sociale et politique. Une gageure que nombre d’artistes plus connus n’ont pas su accomplir en accédant à une plus grande reconnaissance – il n’y a malheureusement pas de justice. L’unique album de Jody Aliesan ne pouvant pas être plus mal nommé (You’ll Be Hearing More From Me), à nous désormais de lui redonner une visibilité.

SATRYA SAI MAITREYA KALI : « Ice and Snow » (USA – 1971)

Un extrait d’un double LP que cet acid-casualty, Craig Smith à l’état civil, alors acteur et star déchue d’Hollywood, vendait sur le Strip pour subvenir à ses besoins. Sa vie tragique a été récemment relatée dans le livre de Mike Stax, Swim Through The Darkness, dont je vous conseille vivement la lecture. Le disque a été réédité dans la foulée et c’est un bijou de folk dérangé.

Pour compléter :

Une anthologie « officielle » de Real Music réalisée par Paul Major en 2017

Son autobiographie

Un entretien audio passionnant

Un compte YouTube monté par Tobi, disciple allemand de Paul, où l’on trouve donc pas mal de références germaniques

Un mix du même Tobi pour LYL

Et son Insta, alimenté presque tous les jours

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