Vous ne le savez peut-être pas encore mais Musique Journal propose désormais des abonnements croisés avec des médias amis : Volume !, Ventoline, Mouvement et Switch On Paper. C’est de cette dernière publication, qui s’intéresse principalement à l’art, dont nous publions aujourd’hui un texte, consacré à The Space Lady, légendaire musicienne de rue. Il est signé Arnaud Maguet, artiste et enseignant qui a déjà écrit pour Audimat (au sujet de Dashiell Hedayat et Michel Bulteau), et vous retrouverez d’ailleurs dans les pages de Switch certaines plumes ayant elles aussi travaillé pour notre revue, comme Agnès Gayraud ou Julien Bécourt. Une façon pour nous, vous l’aurez compris, de vous encourager ou d’encourager vos proches à nous soutenir tout en soutenant un autre projet indépendant qui place l’écriture, la transmission et la réflexion au centre de ses préoccupations.
On peut noter, en ces temps incertains de Novlangue post-orwellienne, une multiplication patente des injonctions à la professionnalisation. Ne souhaitant s’en tenir à ces conseils qui n’entendent rien des émotions et s’en tiennent à produire vieillissants insatisfaits et autres célibataires de l’art, l’auteur nous narrera, tous les mois (ou presque), les vertus de l’amateurisme appliqué au champ musical — s’y croiseront des laboureurs sans ambition, des journaliers sans le sous, des vendangeuses aux reins brisés et toutes les mauvaises herbes qui jamais ne fleurissent sous le soleil exactement.
Disons qu’elle est un isthme, entre la terre et l’espace, qu’elle est un isthme, entre l’amateurisme le plus solaire et le professionnalisme le plus trivial, de ceux qui chaque jour permettent de nourrir les siens en allant au charbon dans les étoiles. Elle aurait donc été une pionnière de la prospection minière spatiale ? Cela se peut, aussi.
Elle a été conçue au Nouveau-Mexique, à Roswell, en 1946. L’année suivante, dans le désert, non loin, s’écrasait une soucoupe volante, dit-on. Si tout cela vous semble familier, c’est que vous êtes de votre temps et de votre village global. Ses parents ont quitté ce village du sud-ouest des États-Unis pour qu’elle voie le jour l’année suivante à Pueblo, dans le Colorado. Sans doute savaient-ils déjà que la vérité est ailleurs.
Toujours un peu plus près des étoiles, ou des illuminés, la famille déménage à La Cuidad de Las Animas Perdidas en Purgatorio, « la ville des âmes perdues au purgatoire », une minuscule bourgade, toujours au Colorado. Avec Corpus Christi, au Texas, peut-être l’un des points géographiques les plus cul-bénits au Nord du Rio Grande.
Vers la fin des années 50, baignée de culture western, parmi les arbres et les gentils voisins, au grand air, elle étouffe.
L’université est un premier décalage, comme pour beaucoup. Même à Boulder, toujours au Colorado, il y a des Bob Dylan, il y a des Joan Baez. En 1967, il y en a même un qui se prend pour un gourou. Il vient de Harvard pour une conférence qu’il donnera vêtu d’une toge, assis en position du lotus au milieu de la scène. « Allumez, écoutez, abandonnez » (quite lost in translation, sorry), comme beaucoup aussi, c’est la seule chose qu’elle retient du discours de Timothy Leary. Elle prend immédiatement la route.
Auto-stop, vie en communauté, expériences psychédéliques, arrivée à San Francisco en plein Été de l’Amour, le chemin est aujourd’hui connu, mais elle est de celles et ceux qui l’ont balisé de bougies parfumées.
Brièvement posée à Haight-Ashbury, elle s’entiche d’un hippie prénommé Joel qui, pour se soustraire à l’appel sous les drapeaux et à une excursion offerte au Vietnam, l’entraine dans les forêts du Nord de l’état, près de la frontière de l’Oregon. Ils y vivent le rêve sylvestre d’insoumission à l’américaine dans une caverne, seuls mais pas tout à fait. Est-ce que Henry David Thoreau passa lui aussi son temps à observer les OVNI et à élaborer des théories sur les origines extra-terrestres de l’humanité, leurs influences sur nos destinés ? Rien dans les écrits du libertarien ne nous permet de le subodorer.
Ayant brûlé leurs pièces d’identités, volants sous les radars, vivants sous pseudonymes, voilà que tout de même, ils ont faim. L’idée vient alors à Joel de devenir une rock star, autres temps, autre espace, autres perspectives. Il pose sur son crâne un casque en plastique flanqué d’ailes et d’une ampoule rouge, se renomme Mount Helium Pegasus et branche sa guitare dans un Echoplex. Le son n’est pas le seul à être retardé, le succès aussi se fait attendre. Il est un groupe à lui tout seul, à la recherche de concerts. Elle l’accompagne jusqu’à Boston via l’Alaska dans sa quête de succès. Les GPS n’existaient pas et la logique était autre, la dérive n’était pas une option et ainsi les minibus roulaient.
Les habitants de Boston, descendants irlandais, parfois enfermés en un académisme tout Cambridgien, semblent plus étroits d’esprit comparés à ces Californiens qui arrivent, chevelus ébouriffés, en bout de course et en roue libre, sur la côte Est. Ce n’est plus l’été, et l’hiver de l’amour est rude parmi ces gens du type « caramel au bout du nez », si vous voyez ce qu’on veut dire. Le minibus repart donc vers la dernière frontière, et le couple demeure sur place, seul avec ses espoirs de succès et ses nécessités — nécessités qui envoient vite leur matériel et leurs ambitions de propager la paix sur terre par la musique au clou.
De squats en accueils précaires, ils survivent en vendant dans la rue des collages et des dessins, et bientôt, dans le très modeste studio qu’ils peuvent enfin louer, un premier enfant arrive. Il devient alors impérieux de s’en sortir d’une manière plus efficiente.
Et c’est là, dans cette urgence, ces besoins, qu’elle se réinvente. La dame de l’espace va décoller.
Dans un coin de leur taudis, un accordéon a été abandonné, peut-être par un précédent locataire ayant quitté les lieux dans la précipitation, peut-être déposé là par un être bienveillant venu d’ailleurs, qui pourrait le dire ? Toujours est-il que se remémorant les leçons de piano prodiguées par sa mère, elle improvise quelques mélodies sur la partie clavier de l’instrument et, harmonisant à la voix par-dessus, décide de se trouver un public au coin de la rue, en haut des escaliers d’une sortie de métro.
Et la magie opère, et les pièces volent dans le chapeau, et les gens pressés s’arrêtent, et les billets remplacent les pièces, et les compliments fusent, et elle s’approprie ce coin de trottoir, et sa famille mange, est logée et chauffée. Si sa tête est déjà dans les étoiles, la Space Lady a aussi les pieds sur terre.
Et lorsqu’un accordéon, plus opérationnel, vient remplacer le précédent, un autre enfant arrive aussi et accroît les besoins de la famille. Alors arrive le temps de l’amplification et des effets, d’abords pour élargir l’audience, ensuite pour aller plus haut, plus loin, encore.
Faut-il remercier l’ivrogne qui détruisit son instrument un soir dans le métro ? Les aimables suppôts d’André Verchuren vous diront sans doute que non. Nous affirmons que oui. Sinon, aurait-elle jamais été la pionnière de l’électronique qu’elle est aujourd’hui ? Aurait-elle jeté son dévolu et son talent sur le mythique Casio MT-40 ? Sur sa boîte à rythme robotique, sur ses claviers hybrides, sur ses accompagnements automatiques ? Nous le clamons haut et fort : foutre non !
Les boosters se détachent, elle traverse la Stratosfear, du haut du trépied qui supporte son engin dans la rue, elle est déjà 8 Miles High et 2000 Light Years From Home. Plus rien ne l’arrêtera, casquée du couvre-chef ailé de son homme, clignotante dans l’espace, pulsar aux bouclettes dorées, elle est plus Hermès qu’il ne l’a jamais été.
Lui reste à la maison, s’occupe des enfants, écrit des chansons pour elle, flâne à vélo avec les petits de brocante en brocante pour trouver des disques d’occasion, ceux qui étaient à la mode hier, pour des idées de reprises aisément adaptables au style très personnel de sa compagne. Le triple décalage d’un choix de titres déjà ringards à l’époque, d’un matériel inapproprié, et d’une technique limitée fonde le caractère proprement inouï de The Space Lady. Il ne changera plus.
À ce stade, une première cassette est enregistrée. Un studio professionnel étant hors de portée financière, Joel l’enregistre avec leur poste à cassette jouant de divers synthétiseurs qu’elle ne possède pas dans divers magasins d’instruments à travers la ville. Ils enregistrent aussi quelques titres à la maison. Il découpe le tout, fait un collage de bandes pour le contenu, de photographies pour le contenant, et enferme le tout dans un boîtier rudimentaire. Elle les vendra dans la rue en jouant. Elle prévient son public, c’est expérimental, très différent de ses concerts quotidiens. La cassette, pierre de Rosette de cet étrange langage, semble aujourd’hui perdue, tant pis. Elle s’est pourtant très bien écoulée à l’époque, si bien que la famille gagne assez d’argent pour enfin rentrer à San Francisco en bus — douze longues années depuis que le van de leurs comparses de dérive hippie a fait demi-tour vers le couchant, les a lâchés.
Nous sommes en 1984, et ils sont de retour où tout a commencé. Mais la ville a changé.
L’ancien gouverneur de Californie est à présent président du pays. Le libéralisme financier bat son plein et la gentrification a commencé sa basse besogne dans la cité, apportant avec elle sa cohorte de touristes sur les quais historiques où se produit notre héroïne. Et ils n’en ont rien à braire. Si elle leur arrache un sourire, celui-ci n’est pas complice mais moqueur et aucun billet ne suit, trop peu de pièces. Elle joue pourtant de dix heures jusqu’à vingt-trois, chaque jour avant de rejoindre sa famille dans la modeste chambre d’hôtel d’un quartier périphérique où ils s’entassent.
Un soir, vannée, elle décide de rentrer en taxi et confie son malaise au chauffeur. Celui-ci, de bon conseil, lui suggère de tenter sa chance auprès des vrais San-Franciscains, dans le quartier de Castro. Le lendemain, elle s’exécute et est immédiatement adoptée par la communauté gay qui a fait de ce coin de la ville son lieu de vie, son lieu de fête, un élargissement du champ des possibles pour tout un chacun. Non seulement les billets retrouvent le chemin du chapeau, mais les curiosités pointent, les questions fusent : Qui est-elle ? D’où vient-elle ? Quelle est cette musique étrange, comme sortie de l’éther chevauchant des rythmes modernes ? Ils la surnomment vite The Space Lady et sertissent la légende en la nommant enfin.
Elle fait aussi quelques expéditions musicales jusqu’à Haight-Ashbury, histoire de vraiment boucler la boucle.
Et arrive un troisième enfant, et l’enregistrement dans le studio d’un ami de son seul disque officiel, The Space Lady Greatest Hits, celui qui dans l’espace nous rattache à elle, et les temps sont de nouveaux durs, la vie est de plus en plus onéreuse dans la baie, alors que, depuis des années, elle subvient seule aux besoins de sa famille. Elle se sépare de Joel, nous sommes en l’an 2000. Le futur, elle y est.
The Space Lady prend alors sa retraite, et repart avec sa jeune fille dans le Colorado pour s’occuper de ses parents âgés. Mais la boucle ne s’arrête toujours pas là…
Dans l’épilogue, que l’adaptation hollywoodienne de ce texte en un biopic larmoyant ne manquera pas d’imperceptiblement flouter, nous sommes presque dix ans plus tard, et les choses ont circulé sur Internet. Le compact-disc de la dame a été copié, piraté, numérisé en des données transportables par le truchement des câbles et réseaux mondiaux. Les fans de partout lui écrivent leur amour, leur passion, leur admiration pour cette musique qui ailleurs n’existe pas. Et, sous les encouragements de son nouveau compagnon, lui-même un musicien plus conventionnel, elle rebranche son synthétiseur, ses effets et son micro, remet une pile pour faire clignoter l’ampoule rouge du sommet de son casque, et reprend du service dans les rues d’abord du Colorado, du Nouveau-Mexique, puis dans les (petites) salles de concert du reste du monde ; gageons que sa présence sur les compilations Songs in the Key of Z de Irwin Chusid, grand chasseur-cueilleur d’outsider music, n’y est pas étrangère, pas plus que l’attrait contemporain pour la bizarrerie, la rareté, les trajectoires parallèles.
Souvent les étoiles les plus brillantes sont mortes depuis longtemps, ce n’est pas le cas de Susan Dietrich, et à la vie qu’elle a vécu et continue de vivre, nous disons bravo et jetons nous aussi un billet dans le chapeau de cette grande professionnelle de l’amateurisme.
Merci à Arnaud Maguet et à Switch On Paper !