Résisterez‑vous à la tentation du jazz d’aéroport japonais ?

Classic Jazz-Funk Mastercuts Volume 6 (The Definitive Jap-Jazz Mastercuts) Various
Mastercuts, 1996
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Musique Journal -   Résisterez‑vous à la tentation du jazz d’aéroport japonais ?
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The Definitive Jap-Jazz Mastercuts est une compilation que j’ai découverte dans l’émission Mondial Twist il y a vingt-cinq ans et que je ne me suis jamais lassé d’écouter depuis, alors même qu’elle peut déclencher l’écœurement chez pas mal d’auditeurs. Ça tient d’une forme de gavage d’émotions trop mûres, et d’instruments qui virevoltent un peu plus à chaque titre, on les entend presque enfler en direct, on sent que les pianos et les cuivres devront partir en cure thermale juste après la session. Il s’agit concrètement d’une collection de titres de « jazz » enregistrés au tournant des années 1970 et 1980, principalement japonais, et rassemblés par l’Anglais Jeff Young pour le septième volume des anthologies jazz-funk du label Mastercuts (je vais revenir plus bas sur cette structure et son destin). Mais à l’écoute, vous vous rendrez sans doute compte qu’il ne s’agit pas toujours de jazz-funk au sens élégant du terme, on est loin des sélections de Norman Jay ou Gilles Peterson. Ce n’est pas non plus du rare groove, même si les disques étaient et sont parfois encore rares. Et si on peut à la rigueur parler de jazz, c’est vraiment du jazz de gros vendu des années 1980, du jazz dit « lite », le genre de jazz qui peut vite finir en baston si par exemple vous balancez ça au Souffle Continu (je salue au passage Théo et Bernard, leur magasin et leur label sont incroyables). En réalité, plus que du jazz ou du funk ou que sais-je, cette compile relève de la variété au sens littéral, d’une sorte de pop internationale et spectaculaire « à tendance jazz » mais qui part dans tous les sens. On entend des rythmes d’inspiration vaguement cubaine, brésilienne ou nigériane, des gros changements d’accords de frimeur prog, quelques ambiances disco et puis surtout beaucoup de vocaux – c’est à ça que tient l’attrait pop de l’ensemble, et je pense que c’est pour ça que j’avais aimé à l’époque ce mélange de grosse artillerie zicos dégoulinante et de chanteuses et chanteurs hyper vaillants, qui réussissent parfois même à se montrer gracieux malgré tout ce qui se déchaîne derrière eux. C’est de la musique qui tourne toute seule, où tout se déroule comme prévu, tout s’enchevêtre, mais derrière cette absolue fluidité il y a de la tristesse, de l’illusion qui se dissipe à vue d’œil, un vide aux parois duquel même l’amertume n’adhère plus. Beaucoup de gens ont écrit sur ce paradoxe, je crois, et je ne m’y attarderai donc pas ici davantage, mais c’est une expérience vraiment spéciale, que je continue d’éprouver dans toute sa vivacité aujourd’hui.

Entre les solos de guitare jazz, de flûtes et de pianos électriques, on devine des silhouettes Quiet Storm, le genre de sonorités luxueuses et tranquillement désabusées qui peupleront au fil des eighties un certain R&B adulte mais tendre, à la Anita Baker, voire à la Sade dans un genre plus sobre. Mais le tracklisting comporte aussi des énormes bangers de jazz-fusion genre « Mi Mi Africa » de Nobuo Yagi, « Antes De Mais Nada » de Pacific Jam (avec Flora Purim au micro) ou « Send Me Your Feelings » de Terumasa Hino, gorgés de ce sentiment d’utopie yuppie, d’escapisme cosmopolite qu’on entendait beaucoup dans les pubs pour les parfums ou les fringues, les films branchés ou les jingles de l’époque – et qui composait aussi la fameuse rotation nocturne du France Info des débuts. Il y a aussi une énergie assez bourrin dans ces tracks par ailleurs sophistiqués et élitistes : ce sont des tubes club, avec un groove évident, mais qui s’adressent à des gens qui fréquentent plutôt les espaces lounge des aéroports – à peu de choses près on dirait que Cut Killer et DJ LBR ont pris le contrôle des ondes de FIP (ou donc du early France Info la nuit).

Bref, c’est un disque copieux, entrée-plat-dessert comme on dit, voire buffet à volonté et en tout cas clairement pas menu dégustation (je crois que j’ai déjà utilisé cette image pour parler d’un autre disque ici mais j’ai oublié lequel). Ce qu’il faut ajouter aussi, c’est que cette musique japonaise d’inspiration américaine voire californienne (je précise que sur la compile figurent aussi Dave Grusin et Lee Ritenour, deux huiles du jazz-lite hollywoodien) a depuis fait l’objet d’un vaste engouement de la part des récentes générations de diggueurs. J’avais déjà parlé ici de l’anthologie Pacific Breeze de Light In The Attic et on sait que depuis une dizaine d’années ans beaucoup de gens exhument la « city pop », genre qui recouvre parfois les mêmes choses que ce qu’on entend dans Definitive Jap-Jazz Mastercuts, mais plus souvent chanté en japonais, et moins « jazzyjazzou », moins voyagiste. Le génial label suisse WRWTFWW a aussi édité quelques disques qui peuvent se rapprocher du spectre de ce Jap-Jazz, comme celui de Jun Fukamachi que je trouve magnifique mais qui pour le coup sonne beaucoup plus léger et ambient voire carrément kankyo ongaku quand on l’écoute après la sélection ultracalorique de Jeff Young pour Mastercuts.

L’anthologie occupe une place à part au sein du catalogue Mastercuts puisque c’est l’une des deux seules références non-afro-américaine (l’autre étant celle-ci) de ce label qui tout au long des années 1990 a édité des anthologies merveilleuses, consacrées (en vrac) à la new-jack, la house, le P-Funk, l’electro, mais aussi des styles moins « étiquetés » comme le « 80s groove » et le « mellow » – qui en gros correspondent à ce qu’on appelle aujourd’hui le funk 80. Le jazz-funk est le style auquel ils ont consacré le plus grand nombre de tomes (sept au total) et pour des raisons que je ne connais pas, ils ont décidé de faire ce volume 6 sur le Japon, alors que c’était pas vraiment la mode et que surtout le principe du label n’était pas le digging mais plutôt la préservation des classiques joués par les DJ anglais au cours des années 1980 (à l’époque il n’y avait pas Internet et blablabli et l’industrie rétromaniaque n’était pas encore ce qu’elle est devenue et gnagnagni). J’ai posé quelques questions par mail à Jeff Young mais il ne m’a pas encore répondu, j’éditerai le post s’il réagit. Je lui ai d’ailleurs demandé s’il savait au passage pourquoi le label Mastercuts avait si brutalement dégénéré à partir de l’an 2000 : leurs pochettes soignées et leur sélections pédagogiques mais de bon goût ont en effet cédé sous les coups de boutoir des grandes invasions lounge, et en quelques mois les patrons se sont mis à sortir des compiles de chill horribles et de deep house au kilomètre, avec des visuels qui m’angoissent encore. Ils avaient certes gardé la même typo que j’aimais beaucoup, mais s’étaient permis de resserrer l’espace entre les caractères (je sais que ça s’appelle l’interlettrage, je vous vois venir les graphistos là, calmez-vous) et de leur ajouter un petit effet reflet atroce, franchement c’était un petit trauma pour moi. Et en regardant l’intégralité de leur catalogue des années 2000, je me suis aperçu qu’ils avaient aussi fait des anthologies consacrées à des grands artistes afro-américains comme Ray Charles, BB King ou Bobby Womack, mais aussi Bob Marley (comme si Legend ne suffisait pas), et puis tant qu’à faire pourquoi pas Johnny Cash (à l’époque de la sortie de Walk The Line) et puis allons-y carrément, La Môme fait un carton, et bah c’est parti pour une compile Edith Piaf. Merci Olivier Dahan ! J’espère que t’es content de toi.

Bref si vous avez donc de l’appétit, en ce début de weekend, je vous recommande sans hésiter d’écouter les douze pâtisseries qui composent cette anthologie nippone. Idéal pour vous promener au soleil en vous racontant que vous partez en voyage d’affaires en Concorde, ou juste en escapade exotique à Rio ou Okinawa. À lundi !

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