Psychédélie, kraftwerkisme et cabaret : on ne parle pas assez des Associates

ASSOCIATES Fourth Drawer Down
Situation 2, 1981
ASSOCIATES Sulk
Beggars Banquet/WEA/Sire, 1982
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Musique Journal -   Psychédélie, kraftwerkisme et cabaret : on ne parle pas assez des Associates
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On ne parle pas assez des Associates, encore moins de leur grandeur, et on peut se demander pourquoi, puisque la période post-punk où ils sont apparus est largement documentée depuis quinze, voire vingt ans, au point de devenir l’une des principales inspirations du rock contemporain. Mais c’est sans doute que le duo écossais formé en 1978 par Billy MacKenzie et Alan Rankine ne faisait pas vraiment du post-punk dans le style de ses représentants les plus fameux tels que PiL, Joy Division ou Gang Of Four : l’austérité critique propre au genre, sa rage contenue, sa sécheresse, sa gestuelle fouettée en sont à peu près absentes. Le chant de MacKenzie, suicidé en 1997, est déjà lui-même très loin du réalisme anti-virtuose de John Lydon ou de Jon King : on se rapproche davantage du Bowie berlinois et de Russell Mael de Sparks, et plus largement de vocalistes que l’on pourrait entendre dans l’opéra, ou plutôt dans l’opérette, les comédies musicales, voire le chansonnier européen de l’entre-deux-guerres – je pense que lorsqu’on l’entend pour la première fois, les mots « cabaret » et « Weimar » viennent vite à l’esprit, suivis du nom d’une autre voix britannique contemporaine de la sienne et tout aussi inoubliable, celle de Marc Almond.

Mais que fais-je, enfin, voici que je décris bien trop trivialement une personnalité vocale qui mérite tellement mieux que ça, un homme qui à chaque fois que je l’entends m’éblouit par sa virilité queer, son port altier et le rapport de tragédienne qu’il entretient avec les sonorités qui virevoltent contre ses flancs. Cet éblouissement caractérise d’ailleurs à peu près toute la musique des Associates (sans The, comme une dénomination commerciale, et donc en théorie on devrait écrire « la musique d’Associates ») : hyper visuelle et théâtrale, tant dans son expression que dans sa matière sonore, et qu’on dirait concrètement muée par un élan non-humain, évoquant par instants des mobiles suspendus ou d’autres appareils mécaniques anciens mais sophistiqués.

Ce n’est pas vraiment un hasard si l’on pense autant au cabaret en écoutant Fourth Drawer Down et Sulk (et aussi le premier LP du duo, The Affectionate Punch, même s’il n’est pas encore aussi flamboyant) : à leurs débuts, sous le nom de Mental Torture, Rankine et MacKenzie tournaient dans des bars d’hôtel, où ils proposaient une sélection de standards plus ou moins revisités par leur sensibilité décadente, sélection bientôt agrémentée de leurs propres compositions. Ce n’est qu’en travaillant ces originaux qu’ils ont décidé d’aller voir des labels et de se lancer dans une vraie carrière. Il faut savoir que contrairement à la plupart des formations issues du post-punk, les deux Écossais avaient un rapport peu déconstruit au succès, ce qui les inscrit dans la tendance « New Pop » définie par Paul Morley dans le NME à l’époque (et sur laquelle Reynolds revient longuement dans Rip It Up and Start Again, le livre qui m’a fait découvrir Associates et dont je tire la plupart des infos mentionnées ici) : ils voulaient être célèbres et sortir des disques écoutés par tout le monde. Cette ambition débordante s’entend littéralement dans leur travail : il y a de l’extravagance, de la grandeur voire de la grandiosité, un sens du drame et de la mise en scène qui détonne nettement avec, par exemple, le son crispé de leurs amis plus « classiquement » post-punk de Josef K, eux aussi établis à Edimbourg. Ce goût de la pop et des hits se trouve d’ailleurs à l’origine du projet Fourth Drawer Down, qui n’est pas un vrai LP mais une anthologie de six 45 tours édités entre février et octobre 1981 (et qui comprend donc plusieurs faces B instrumentales, pas moins géniales que les chansons). En l’occurrence, le groupe devra attendre l’année suivante pour réellement cartonner, avec « Party Fears Two » (toujours un des plus fantastiques tubes britanniques des eighties, à la fois complètement à part et pile dans le zeitgeist) puis le pharaonique Sulk, l’un comme l’autre sortis chez WEA et qui grimperont tous deux assez haut dans les charts anglais.

La singularité d’Associates tient je crois pour beaucoup au contraste qu’ils imposent entre le pathos et la superficialité, à l’alchimie malsaine de leur pop à la fois apollinienne et dionysiaque, mi antique mi futuriste. L’effet de légère distance mêlée d’outrance qui se dégage de la voix de Billy et des arrangements de Rankine, entre Weimar et le rococo, donne à leurs créations une qualité capiteuse : ça monte à la tête, c’est vraiment un peu trop mais si ça ne l’était pas, ça n’aurait plus du tout le même attrait, voire ça n’existerait même pas. « Camp » est lui aussi un terme qui pourrait convenir à l’assemblage d’émotions que distille, tel un alambic (métaphore facile mais plutôt adéquate, vous en conviendrez), le flux de ces chansons psychédéliques et excessives, qui vous tournoient autour et qui se donnent le tournis à force d’essayer de vous le refiler.

Mais là où Rankine et MacKenzie réussissent quelque chose de rare, c’est qu’ils équilibrent on ne sait trop comment cet écœurement. Il y a face à la débauche une tendance à la raideur, une ambiance kraftwerkienne revendiquée, via Low et Heroes, et une curiosité très poussée pour l’expérimentation « studioïque » et instrumentale : Rankine raconte ainsi qu’ils s’envisageaient, ses musiciens et lui, comme les « outils » de la musique, comme les sujets de l’expérience quasi scientifique qui se déroulait en cabine, et cette dimension test/laboratoire se ressent beaucoup à l’écoute. L’autre influence citée par les deux hommes, c’est celle des musiques de films, leur capacité à poser des atmosphères très marquées, et de fait les arrangements signés Rankine (guitariste au départ, mais devenu le directeur sonore du duo, associé d’abord à Flood, encore tout jeune, puis sur Sulk à Mike Hedges qu’on connaît entre autres en tant que producteur de Faith de The Cure) fonctionnent comme des images audio, construites au rythme d’une action imaginaire autant que d’une mélodie. Ainsi, dans le quasi-dub « Q Quarters », l’intro façonne un écrin parfait pour le chant/contre-chant incroyable qui arrive juste après, sans pour autant intégrer de vrai refrain. Sur toutes ces chansons plus grandes que la vie, plus profondes que le monde, mais aptes à communiquer des sentiments évidents et mémorables, MacKenzie réalise des prouesses (techniques, mais aussi expressives) qu’il est à ma connaissance le seul à pouvoir « rentrer ». Il passe de l’enfant blessé au dandy presque mort de surplomb, de la folle asexuée au séducteur toxique. Sur « Point Si » ou ‘It’s Better This Way », sa morgue et son arrogance sont presque celles d’un rappeur sous lean ou d’un chanteur R&B mauvaise ambiance. Sur « A Girl Named Property », il démarre comme s’il était déjà au bord du précipice, là où sur « Tell Me Easter’s On Friday », il réussit à avoir l’air digne et mesuré dans les premières mesures et puis au refrain il casse l’ambiance, car si Pâques n’est pas ce vendredi, alors il ira très mal. Sur « Skipping », sa voix réussit à mimer une moue, c’est fou, quel chanteur phénoménal, ça me fait halluciner qu’il ne soit pas plus reconnu que ça – au micro le mec est un demi-dieu.

L’alliage de toutes ces influences, et surtout de toutes ces idées, visions, matières, est donc comme je le disais toujours en situation de trop-plein et de trop-loin, ce qui fait que l’écoute de Fourth Drawer Down et Sulk (enregistrés, si j’ai bien compris, à peu près simultanément et au même endroit), sans être exactement dense au sens forestier, n’est pas non plus une expérience pop facile et digeste. Pourtant c’est bien de la pop : les chansons sont accessibles et charmeuses, elles cherchent à se faire aimer, paradent ou se font désirer. Seulement, leur ambition n’est pas juste commerciale puisqu’elle relève de ce qu’on pourrait appeler faute de mieux une « intention artistique » : elle pourrait peut-être bien faire œuvre. Mais elle semble vouloir rester à ce stade du « pourrait peut-être bien » et se maintient dans une tension qui fait toute son ambigüité, sa sève impure, impossible à encapsuler. Et sa vraie beauté, c’est de rendre cette tension didactique, interactive : on découvre à chaque fois de nouveaux objets et des reflets insoupçonnés en visitant cette collection. Ce n’est pas forcément un plaisir basique, mais on en sort meilleur, plus aiguisé, plus vif.

J’aurais pu vous parler des abus de speed des deux Écossais lors des sessions d’enregistrement (qui leur ont valu de se retrouver dans la même chambre d’hôpital), ou de leurs essais d’inventions sonores absurdes (frotter les cordes de la guitare à l’aide d’une bombe à eau, entre autres), de leurs directives pas beaucoup moins chéper (« fais sonner ça dans comme un sarcophage », aurait dit Rankin à Hedges), de l’avance de la maison de disques principalement claquée dans les fringues et les drogues plutôt que dans la location du studio, et de l’épineuse question de l’appartenance du binôme à la catégorie des duos électropop gays (Sparks, Soft Cell, Pet Shop Boys, DAF, Erasure, et autres formations soutenues par la fondation Patrick Thévenin). Il y a vraiment des tonnes de choses à dire sur Associates, ainsi que sur les projets solo des deux hommes, mais pour le moment je voulais juste ouvrir la conversation, et puis aussi vous quitter en vous orientant vers une chanson d’eux qui n’est pas éditée en album et qui est une reprise de « Boys Keep Swinging » de Bowie, enregistrée quelques mois à peine après la sortie de l’original de David, et qui est franchement, incontestablement, inutile d’argumenter, bien meilleure que cette dernière – et je me dis que ça donne une idée très exacte du talent exceptionnel de ces deux hommes injustement sous-estimés par l’histoire.

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