L’ambient house de Trans-4M était le contraire de la house d’ambiance

Trans-4m Sublunar Oracles
Buzz / Safe Trip, 1992 / 2019
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Musique Journal -   L’ambient house de Trans-4M était le contraire de la house d’ambiance
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Il n’est pas surprenant, par les temps qui courent (forte demande en musique papier peint, succès des playlists chill, injonctions à la wellness), que pas mal d’anthologies se replongent dans l’âge d’or de l’ambient house, comme le recensait récemment Bandcamp Daily. On pense en premier lieu à Virtual Dreams chez Music From Memory, dont le premier volet est sorti en décembre dernier, ou à IDMEMO – A Future Of Nostalgia Vol. 1 (et 2), assemblée par Ivan Smagghe et Vladimir Ivkovic, et qui s’attarde sur l’aspect plus IDM de la production de l’époque, ou encore le label re:discovery records, basé en Virginie et monté spécialement pour ressortir des vieilleries chill out nineties tombées dans l’oubli. La palette si diversifiée offerte par ces différents projets nous dit une chose essentielle : c’est que la notion d’ambient house au sens propre n’existe pas et qu’elle tient davantage, en 2021, de l’appât marketing que d’un genre à part entière qu’on exhumerait soigneusement.

Si cette musique peut de fait évoquer aujourd’hui une cérémonie sous peyotl invoquée par un ex-gestionnaire de patrimoine reconvertie dans le chamanisme new age (soit : le cliché), c’est qu’elle a plus ou moins commencé comme ça. Au début des années 90, dans les premières raves tant mythifiées, les tentes chill out étaient destinées à aider à faire rétrécir en douceur les pupilles des teufeurs extasiés. On y passait surtout du reggae, de la soul, du dub, des saletés new age et donc ces quelques morceaux ambient house spécialement fabriqués pour les descentes par des artistes affiliés à la dance music naissante. Des trucs plutôt « peace », en somme.

Il est donc assez heureux que ces mêmes compilations tordent le cou aux clichés vite véhiculés par le genre et s’attardent sur sa deuxième propriété, la plus intéressante selon moi : l’exploration et l’expérimentation. En reprenant certains préceptes ambient de Brian Eno et en la détournant de ses vertus purement fonctionnelles liées aux effets des drogues, de jeunes producteurs s’approprièrent cette vague nouvelle pour mieux plonger vers l’inconnu, le futur et les échappées cosmiques, leurs travaux n’ayant alors plus grand-chose à voir avec de la musique de club.

Sublunar Oracles, le premier album du duo belge Trans-4m qui m’intéresse aujourd’hui, possède toutes ces qualités-là, et bien plus encore. La raison pour laquelle je l’ai choisi et que je ne me suis pas attardé sur la compilation Music From Memory, ou encore, au hasard, les premiers disques de David Moufang, c’est parce qu’il possède le charme de ses imperfections. Ou plutôt qu’il n’est pas vraiment un adepte de l’épure, de la synthèse parfaite ou encore du fignolage idéal, puisqu’il contient à la fois des tricks de production assez typiques de son époque, qu’il sonne à la fois très audacieux dans ses tentatives, et dans le même mouvement parfois un peu vieilli. Ça pourrait être perçu comme un défaut de fabrication a posteriori, mais ça provoque chez moi un tout autre effet : écouter ce disque d’un bout à l’autre, c’est comme assister au travail d’un artiste à l’œuvre en direct, avec ses échafaudages et ses croquis, l’album fonctionnant de surcroît comme un document d’époque précieux.

Façon bassin du Gange qui laisse traîner les cadavres et déchets à la surface à mesure que les années s’écoulent, le premier album des frères Van Elsen comporte donc pas mal de tics de production qui pourraient le faire passer pour un cabinet de curiosités pour amateurs d’antiquailles. Le disque est initialement sorti en 1992, sur le label Buzz, d’ordinaire plutôt orienté sur la dance music mainstream, et on y trouve pas mal de figures imposées par l’esthétique des ces années : du downtempo, des incursions dub, des moments souvent élégiaques, toujours étranges, saupoudrés de cet inévitable vernis chill out dans lequel avait plongé les deux frangins, et qui leur permit de se faire repérer par deux ou trois DJ du cru mais de se faire ignorer par la majorité de l’auditoire restant. Car à sa parution Sublunar Oracles n’a pas fait de bruit du tout, et il ne doit son relatif retour en grâce qu’à sa réédition en 2019 par Young Marco sur son label Safe Trip. On ne s’étonnera pas de cet intérêt porté de la part du producteur hollandais, lui qui avait sorti les séries de compilation Welcome To Paradise, trilogie “dream house” italienne qui ne dépareillerait pas dans un bac à vinyles balearic ou ambient house.

On retrouve chez Trans-4M comme chez les rêveurs transalpins les mêmes nappes subaquatiques et les mêmes arpeggiators, rappelant immanquablement les lampes à lave qui  au début des années 90 faisaient leur retour dans les intérieurs néo-bohème. Mais Sublunar Oracles se démarque car il semble à la fois vouloir obéir aux différents canons de l’époque, et essayer d’y échapper complètement. Sur l’ouverture « Arrival », sorte de scie deep house à équidistance du bad trip et du rêve éveillé, l’expédition démarre de façon inquiète puis bifurque avec la béatitude fraîche d’une montée de drogue, avant qu’un kick breakbeat ne vienne normaliser l’ensemble et nous rappeler que nous ne sommes pas sur Saturne mais bien dans les eaux troubles de la triste cité d’Anvers. De l’autre côté du spectre (ou du miroir), « Amma » produit son petit effet psychédélique et quasiment prog et pourrait aisément passer comme le peak time de n’importe quelle rave prenant place, au choix, au lever de soleil sur une plage de la côte adriatique, dans la cave exiguë de Manuel Göttsching, ou dans le débarras d’un Nature & Découvertes. Mais pour moi le vrai morceau de bravoure est sans nul doute « Depth Probe », un morceau sans kick de 8 minutes et soutenu par des bruits de pluie et de tonnerre, des samples de jungle lointaine et de vagues synthétiques qui n’ont l’air d’exister que dans le cerveau malade de leur créateur, un peu comme si le label Sublime Frequencies avait déniché un trésor caché d’une tribu s’exprimant dans un pidgin de 2056.

Pour mener à bien leur projet singulier, les deux frères Van Elsen avaient pour eux un background détonant. Stefan avait officié comme DJ dans des clubs et au sein de la radio pirate locale Radio Centraal, et aimait s’aventurer vers des friches plutôt industrielles et/ou expérimentales. Son frère Dimitri quant à lui avait étudié le piano jazz pendant des années et travaillait sans relâche sur ses propres compositions. Leur disque est le résultat de quatre années passées à expérimenter et à tenter de nouvelles choses pour eux, ce qui lui donne sans doute un côté patchwork, qui semble ne pas trop savoir où se situer mais prend la direction du chemin tortueux, le sourire au visage. Malins, les deux frangins ont déclaré après coup que Sublunar Oracles était bel et bien un concept album, mais dont ils ne voulaient pas dévoiler la trame, préférant laisser l’auditeur avisé tenter d’en déchiffrer lui-même les recoins, ce qui permet au mystère de s’épaissir à peu de frais – pour peu qu’il y ait véritablement mystère à désépaissir.

Je ne suis pas sûr de savoir au juste à qui s’adresse ce disque, s’il est une sorte d’accident industriel ou si les frères Van Elsen ont tout simplement profité d’une brèche (le chill, la teuf, les tentes) pour habilement surfer dessus mais surtout y opérer une douce opération de contrebande. Dans tous les cas, ce qu’on y entend dessus, c’est une profusion de couches et de sonorités, un fatras de samples lointains, de saxophones réverbérés, d’inévitables sitars, de percussions post-tribales, et de tout un tas d’incongruités qui nous font dire qu’il doit être physiquement impossible de vouloir redescendre d’un trip hallucinogène sur une musique comme celle-là. Et si ce disque arrive inévitablement un jour à être utilisé comme papier-peint sonore lors d’un quelconque apéro “néo-nineties” dans un pop-up store où la pinte coûte 9 euros, alors les murs devront, a minima, sacrément onduler.

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