Ces jours lointains où le rap et la house étaient tellement amoureux l’un de l’autre

ME & E Rap EP
Mixed Signals, 1989/2021
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Bandcamp
Musique Journal -   Ces jours lointains où le rap et la house étaient tellement amoureux l’un de l’autre
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Basé à Toronto, le label Mixed Signals a sorti en mai dernier la réédition la plus mortelle que j’ai entendue depuis longtemps. C’est un EP qui a vu le jour au départ en 1989 à Chicago, de façon on imagine ultra confidentielle : le texte de présentation du Bandcamp ne précise pas où ni comment, c’est peut-être juste un private press ou une démo. En tout cas, j’écoute en boucle ces quatre morceaux faits par Me & E, un duo de jeunes mecs du sud de Chicago, qui relèvent de ce qu’on peut appeler hip-house, sauf que c’est beaucoup moins club et surexcité que la hip-house que l’histoire a en général retenu comme une petite mode passagère, à savoir celle du premier Tyree Cooper ou de « I’ll House You ». La prod, signée Eric Davis aka ELV (le « E » de Me & E) ressemble beaucoup à ce que faisait Larry Heard à cette époque, des nappes qui tremblotent, des charleys ouverts, des basses qui ronronnent de manière mi hostile mi sexy, mais avec un son un peu plus lo-fi. Il n’y a jamais vraiment de kick bien appuyé en 4/4, ce qui rappelle encore plus l’esthétique « heardienne », en particulier celle de ses morceaux ambient-jazzy où l’on sent qu’il aurait rêvé de travailler avec Sade. Mais ce ne sont pas non plus des beats rap millésimés 89 auxquels on a ajouté des marqueurs deep house : c’est autre chose, et c’est normal puisqu’à cette époque les deux genres n’affichaient pas encore les contours sensiblement plus définis qui, à peine une demi-décennie plus tard, seraient respectivement les leurs.

Niveau rap, Chuck Prater aka Chuk Chu (le « Me » de Me & E, donc), développe un débit frimeur et lover, pour le coup typique de certaines stars du hip-hop de la fin des années 1980, on pense à Big Daddy Kane ou LL Cool J, et la suavité de son timbre m’évoque celle d’un autre MC que j’adore et qui se trouve malgré lui légèrement mésestimé du fait de l’aura de son beatmaker Pete Rock, c’est évidemment le si élégant CL Smooth.

Mais cette équation Mr Fingers + CL ne suffit pas résumer la beauté de ces titres. Il y un truc de lenteur et de répartition des énergies qui me frappe, ça se désynchronise presque de l’attention moyenne de l’auditeur, je dis sûrement ça parce que j’ai vu hier soir des extraits de Kiss, la série de films muets de Warhol (dans le docu de Todd Haynes sur le Velvet qui va sortir cet été sur Apple TV et qui est pas mal du tout) que Mary Woronov commentait en expliquant qu’ils ont été tournés en 12 images par seconde et que par conséquent, le rythme corporel des gens qu’on voit s’embrasser est deux fois moins speed que celui du spectateur. Ce n’est pas non plus l’effet chopped & screwed, c’est différent, ça évoque plus une suspension, un bout de temporalité extraite d’un univers parallèle qui s’importerait dans notre monde pour en révéler la nature profondément multidimensionnelle – j’écris ce texte en pleine montée de DMT, pardonnez-moi si je m’emballe sur les multivers mais ça semble tellement évident quand on les a comme ça, sous les yeux !

Plus prosaïquement, cette musique réussit à faire coexister l’arrogance sans motif d’un jeune MC de Chicago et le sentiment de lâcher prise si curieusement désincarnant de la musique synthétique américano-européenne de la décennie 80. Ça donne de la force tout en apaisant, il y a de la lascivité qui contraste avec du dépit, une torpeur qui pourtant devrait paraître hors sujet avec le contexte continental et venteux de Chicago. C’est un contraste très rare, je trouve, ça propose une richesse de nuances qui se trouve peut-être alimentée par le fait que le duo juvénile se soit d’abord fait la main, de manière totalement amatrice et informelle, aux côtés du père lui-même musicien d’Eric Davis, Arlington Davis Jr. (batteur du groupe de jazz The Awakening) et de ses amis zicos. Sur « The Wrath », le deuxième morceau, probablement le plus sophistiqué des quatre, il y a une succession de quatre ou cinq moods en un peu plus d’une minute, qui aboutit à une nappe servant plus ou moins d’intermède, mais aussi de refrain sans paroles pendant quelques secondes, après quoi ELV reprend le micro en disant « I’m in a hurry », alors que la couche de claviers sous lui est tout sauf pressée, c’est vraiment magnifique, il y a un truc à la fois très mobilisant et hyper détaché, ça me donne envie de m’élancer vers un joyeux néant et en même temps ça me met du baume au cœur, un baume qui stabilise, qui suspend le temps, comme je disais.

Je l’ai déjà répété plusieurs fois mais je tiens à l’affirmer à nouveau : cette époque où la house et le rap flirtaient encore ensemble et se considéraient comme des élèves de la même classe, des membres de la même famille (une « famille » métaphorique évidemment, et non biologique, sinon ils ne pourraient pas flirter, ça va sans dire), mériterait d’être davantage explorée. Je reste toujours intrigué par cette interview où Armand Van Helden m’avait dit que Low End Theory avait marqué la fin de cette Pangée sonore, de ce grand continent musical androgyne. Et si je continue de voir en « I Like To Move » de L.B. Bad (que les gens confondent hélas toujours avec « I Like To Move It » de Reel 2 Reel) l’un des plus incroyables vestiges de ce royaume enseveli, je trouve que ce Rap EP (un titre extrêmement sous-vendeur, il faut le remarquer) doit désormais tenir lieu de principal texte apocryphe et devenir à la hip-house « deep » ce que les Manuscrits de Nag Hammadi sont devenus aux gnostiques à leur découverte en 1945. La bibliothèque n’a pas fini d’être exhumée puisque Mixed Signals annonce que d’autres enregistrements du tandem sont à venir, et on a plus que hâte d’entendre ça ! Bon weekend à toustes.

Un commentaire

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