Hello, désolé de ne pas avoir posté ces jours-ci mais je ne suis toujours pas devenu un pro de la planification du travail, ni de la modération en matière de boissons alcoolisées. En tout cas le weekend des Siestes à Pantin était génial, si vous y étiez, merci, et si vous n’y étiez pas, eh bien j’espère que ça pourra se refaire un jour.
Revenons à notre mouton, comme me l’a dit un jour un type dans un bar, et qui lorsque je l’ai corrigé m’a répondu « ah non, on vient juste de commencer à discuter, il n’y a qu’un mouton pour le moment, pas plusieurs ». Je m’aperçois que cela fait un long moment que je n’ai pas écrit d’épisode de cette rubrique que j’aime bien faire dans Musique Journal, où je parle en vrac de choses anciennes découvertes récemment. Alors voici cinq chansons géniales que je vous recommande d’écouter maintenant, en ces torrides jours de fin juillet qu’on n’attendait plus vraiment – mais que vous pourrez aussi aimer entendre à la rentrée ou en plein hiver.
(Vous noterez peut-être qu’il ne s’agit que de femmes, mais ce n’est pas volontaire, c’est venu comme ça.)
FAIRUZ – « Kifak Enta » (Live à Beiteddine)
Je ne vais pas mentir, je connaissais à peine la discographie de Fairuz, chanteuse libanaise pourtant légendaire et dont la carrière s’étend sur plus d’un demi-siècle. Et puis l’autre jour en voiture, j’ai mis Radio Orient et je suis tombé sur cette chanson incroyable, que j’ai shazamée comme un ignare, pour découvrir que c’était elle. C’est une composition ici performée en live en 2000 à Beiteddine (un concert qui, si j’en crois Wikipedia, a marqué son come back), devenue l’un de ses standards après avoir à sa sortie dix ans plus tôt fait scandale à Beyrouth, car Fairuz s’y adressait à un homme marié pour, d’une part, lui dire qu’elle l’aimait, et d’autre part lui demander de quitter sa femme afin de s’installer avec elle. Je pense que même en France ou aux États-Unis ce genre de propos n’est pas si courant dans la chanson, à part peut-être chez quelques playboys infernaux du rap ou du R&B, qui disent ça pour se faire mousser, mais qui en vérité, on le sait bien, quitteront aussitôt leur nouvelle « amoureuse » car ils sont foncièrement immatures et incapables de s’engager, ce qui bien sûr n’a pas l’air d’être le cas de Fairuz.
Bref, il y a déjà des arrangements orchestraux sur la version originale mais cette version live en ajoute d’autres, qui sonnent un peu Hollywood, un peu français aussi, et c’est une splendeur. J’aime beaucoup le son « plein air » qui apporte une sensibilité légèrement flottante à l’ensemble, un truc presque maladroit et imparfait qui réussit à produire une beauté difficile à ignorer.
Ça me remet en tête une autre chanson adressée à un ex (une ex en l’occurrence), c’est « What’s New » de Sinatra, qui est beaucoup moins conquérante que la chanson de Fairuz puisque le crooner est au 36e dessous et se contente de dire à cette ancienne amante, qu’il croise à une soirée, qu’elle est bien gentille d’être venue le saluer et sinon comment ça va ton mariage ? Bon, après on sait bien qu’en vérité Frank était un gros salaud avec les femmes et que son numéro de mec éconduit était purement et simplement un numéro. « Je suis un numéro ! », aurait-il pu dire s’il avait joué dans sa propre version du Prisonnier.
PEGGY JONES aka LADY « BO » – « Aztec » (initialement attribué à Bo Diddley)
Dans le docu sur le Velvet de Todd Haynes qui sortira en octobre prochain, il y a un montage d’archives rock’n’roll où l’on voit Bo Diddley sur scène, avec à ses côtés une femme qui joue de la guitare. Je connais mal les années 1950 et j’ai donc découvert que Bo avait été longtemps accompagné par cette native de Harlem, nommée Peggy Jones, que l’on surnommait souvent « Lady Bo ». La réhabilitation des femmes oubliées par l’histoire du rock a déjà commencé (je pense notamment au site SheShreds) et j’ai l’impression qu’elle évite à peu près l’écueil décrit par Frances Morgan dans le dernier Audimat au sujet des « pionnières de l’électro », souvent montrées comme de vaillantes petites créatures à lunettes qui ont osé toucher aux grosses machines – trop mignonnes les miss ! –, oblitérant ainsi le fait qu’elles n’étaient pas des exceptions mais bien des actrices majeures de la création, au rôle presque entièrement invisibilisé.
L’invisibilisation de Lady Bo a été bien effective à l’époque puisque Diddley s’était crédité à sa place à la composition du titre « Aztec », un très bel instrumental à la fois « tex-mex » et un peu bruitiste de 1961, qui détonne sur l’album Bo Diddley Is A Lover. Jones a eu une longue carrière : avant de rencontrer Bo, elle chantait dans un groupe de doo-wop, les Bop Chords, puis après ses années passées aux côtés du rockeur elle a monté The Jewels, un groupe de soul dont un titre imparable est devenu une pièce de collection dans les cercles Northern Soul – une playlist résumant sa discographie est dispo ici. Elle est décédée en 2015 et sa notice nécrologique dit entre autres qu’elle avait beaucoup utilisé un synthétiseur pour guitare de chez Roland, mais je n’arrive pas à savoir quand, ni où, ni comment. Je vais chercher, peut-être en saurais-je plus en matant cette vidéo.
STEPHANIE – « Disarm » / « Unchain »
Un deux-titres tout récent, même s’il me rappelle avec vivacité le milieu des années 2000 et le romantisme introspectif de certaines sorties Kompakt (d’ailleurs Superpitcher a fait un remix de « Unchain ») ou de cette productrice allemande qui avait eu la malchance de s’appeler M.I.A. (et même pas juste « Mia ») pile au moment où la future star anglo-sri-lankaise explosait.
Stéphanie Ceccaldi est une productrice corse et c’est son premier disque même si elle mixe et fait de la musique depuis bien longtemps. Je trouve ses compos particulièrement gracieuses et justes, elles évoquent un sentiment de suspension et de fragilité conjuguées qui résonne bien avec certains feelings d’été et certains feelings corses aussi, je ne peux m’empêcher de le croire. Il y a aussi de lointains échos de sophistipop anglaise, ça pourrait être une chute de Prefab ou de Tears for Fears, et puis surtout j’entends des traces de ce duo que je passe presque plus de temps à me fredonner dans la tête qu’à écouter pour de vrai, tant leur musique ressemble à de la gaze : c’est A.R. Kane (évidemment, me direz-vous peut-être).
Bravo Stéphanie et longue vie au label Lake Of Confidence, basé à Bastia.
PATRICE RUSHEN – « To Each His Own »
On termine avec Patrice Rushen, que vous connaissez sans doute pour ses tubes irrésistibles entre jazz-funk et disco, samplés notamment par Will Smith. Les albums classiques de cette bassiste, chanteuse et arrangeuse, ont récemment fait l’objet de rééditions chez Strut, mais c’est en écoutant le Classic Soul Mastercuts de Jazzie B que j’ai découvert ce titre très low-key par rapport à l’énergie habituelle que Rushen déploie dans ses créations. Les paroles évoquent la tolérance (voire le relativisme absolu) sur une instru qui devrait peut-être vous faire penser à un de mes Prince préférés. Grand style, ce track : des chœurs tout près de la voix principale, des espaces parfaitement ménagés, c’est idéal pour marcher dans la rue sous forte chaleur en se persuadant qu’on ne sue pas. C’est comme ça avec Patrice : no sweat.