Sans trop le vouloir, MF DOOM a réalisé le plus grand disque de hip‑hop instrumental de l’histoire

MF DOOM / METAL FINGERS Special Herbs Vol. 0-9
Nature Sounds, 2011
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MF DOOM est mort il y a maintenant sept mois, le 1er janvier dernier, et je voulais juste vous inviter en ce milieu d’été à le réécouter, et notamment à le réécouter lorsqu’il ne rappe pas. Ça peut sembler vicieux, mais en fait pas tant que ça, puisque la présence de DOOM, même mort, ou juste absent lorsque sa piste vocale disparaît du morceau, reste palpable lorsqu’on lance ces dix volumes d’instrumentaux réunis sous le titre de Special Herbs et signés de son pseudo Metal Fingers. C’est comme si de son vivant DOOM avait déjà eu son fantôme, et c’est en tout cas ce que j’ai tendance à penser en me plongeant dans ces 81 pistes, toutes baptisées de noms d’aromates et d’épices, donc, et qui au départ existaient sous d’autres titres en version rappées – soit par DOOM lui-même, soit par son premier groupe KMD, soit par son pote MF GRIMM, ou encore par des tas de rappeurs plus jeunes et aussi divers qu’Isaiah Rashad ou MC Paul Barman.

Ce que je veux dire en parlant de fantôme flottant déjà près de lui avant son départ, c’est que si vous avez un minimum écouté le rappeur-producteur masqué américano-britannique (mais surtout new-yorkais), vous savez que son timbre et ses placements s’impriment dans la tête en deux minutes, et qu’il avait aussi, surtout dans ses premiers travaux, une façon de s’enregistrer très à l’arrache qui lui donnait un flava, une saveur impossible à reproduire par d’autres. C’est ce truc parlé et offbeat, ou parfois au contraire très « on-beat » et basiquement old-school, cette couleur proche du freestyle radio sans salamalecs, qui résonne d’abord dans mon espace acoustique intérieur (appelez-ça comme vous voulez) quand je me mets tous ces sons. Des sons qui d’ailleurs, si vous n’êtes pas familier de DOOM et du fait qu’ils sont censés accompagner ses rimes, vous paraîtront peut-être se suffire à eux-mêmes. Ça pourrait être du trip-hop très brut, de l’abstract hip-hop pas si abstrait que ça, de la musique basée sur des samples souvent connus (S.O.S. Band, Hall & Oates, Isaac Hayes, Steely Dan, les Beatles, entre autres) et qui peut donc en un sens s’expérimenter en musique de fond de super haut vol, voire comme une playlist « lo-fi hip-hop » qui serait enfin valable et pas déprimante. Les sources originales sont laissées dans leur jus, DOOM n’est pas toujours un orfèvre du découpage, et par moments c’est comme sur certaines instrus de Ghostface : l’intervention se limite à mettre un kick et une snare, mais un beatmaker moins inspiré mettrait forcément un kick et une snare beaucoup moins marquants, moins définitifs, en moindre harmonie avec la texture de sa voix et avec ce qu’on doit bien finir par appeler la « vibe DOOM ».

Ce que j’aime beaucoup aussi, c’est que les silences ménagés par ce format instru permettent de voir en creux certains détails des dites instrus, de s’apercevoir que les moments où le sample disparaît sont parfois des instants de semi-turntablism, où on sent que les choses sont en construction, ce qui rappelle donc là encore certains sons de Ghost et plus généralement les prods de RZA – quand ça s’arrête deux secondes, que ça se dissipe puis que ça revient. Je sais que c’est un truc de no-life que de relever ça, mais je m’en fous, je trouve que c’est important de repérer que l’artiste qu’est DOOM nous a laissé la liberté de découvrir les coulisses de sa fabrication : il y a de la générosité de sa part, de l’impudeur presque, on dirait qu’on peut squatter l’appart de quelqu’un qui n’est pas là, on voit comment il ou elle range ses affaires, là où iel fait la cuisine, ce qu’on voit depuis sa fenêtre, etc. Ça fait un effet qui ne se retrouve pas si souvent dans la musique, et surtout dans le rap qui est un genre en général très « auratisé » ou du moins débanalisé – et c’est d’autant plus étonnant de la part d’un mec qui cachait son visage derrière un masque de fer et qui se présentait comme un super-héros.

Au-delà de ça, j’adore comment la plupart de ces sons réussissent à créer un groove évident tout en cultivant une sorte de raideur ; ils n’ont que rarement la souplesse et l’ampleur sensuelle des beats d’un Pete Rock, ou encore moins d’un Dilla. D’ailleurs à propos de Dilla, je pense que Special Herbs peut clairement être envisagé comme l’opposé diamétral de Donuts. Peu de couches, pas de filtres, peu d’onctuosité, juste un homme qui n’essaie pas spécialement de surpasser sa machine ou d’en faire « un véritable instrument », et qui plutôt se contente de la côtoyer, de lui faire jouer ses morceaux préférés pour pouvoir poser par-dessus. Ça ne l’empêche pas, par moments, de faire sonner tout ça de manière hyper vivante, de traiter les instruments avec une musicalité bien à lui, notamment les sections rythmiques. Je pense par exemple à « Sumac Berries » sur le volume 1, où le travail sur la basse est peut-être simple, je ne sais pas, mais c’est aussi beau qu’une intro de Stereolab – ce qui peut suggérer d’ailleurs qu’il est tout à fait naturel que Tyler The Creator soit à la fois méga fan de DOOM et mégafan du groupe de Lætitia Sadier et de Tim Gane. En tout cas, voilà : quelle beauté que cette suite de plages instrumentales, quel travail glorieux, quel artiste fantastiquement surdoué, n’obéissant à rien d’autre que ce qu’il entendait sortir de ses enceintes de monitoring, sans forcément savoir à l’avance que c’était ça qu’il voulait entendre.

Les dix volumes de Special Herbs forment un manifeste pro-digging, mais un manifeste pas relou du tout comme peut parfois l’être le discours pro-digging dans le rap. Les samples ici ne doivent pas avoir été tous clearés, j’imagine, mais en tout cas leur présence est vertueuse parce qu’ils réussissent à la fois à rendre hommage aux sources (puisque comme je le disais, on les entend parfois à peine retouchés, juste mis en boucle) et à montrer la pertinence de ce genre de beatmaking à l’arrache mais pourtant « sublimateur », surtout lorsqu’il pioche dans des périodes et des genres moins panthéonisés et plus commerciaux que le corpus habituels du rap vintage de NYC – disons que DOOM est souvent plus versé dans les eighties que dans les sixties, il est plus jazz-fusion que hard-bop, moins Blue Note que CTI.

Quels plages recommander en particulier ? Honnêtement, enchaînées comme ça pendant quatre heures, je pense que vous les trouverez toutes géniales ou presque et que vous ne zapperez jamais – c’est pas du tout l’idée. Mais je retiens d’abord forcément celle qui a la plus jolie histoire, et qui arrive tout au début, en deuxième position, c’est « Arrow Root », dont pour le coup la source originale du sample (quelques secondes du smooth jazz le plus parfait du monde) a fait l’objet d’une vaste quête chez quelques obsessionnels – c’est raconté ici. C’est tout aussi impossible de ne pas citer « Blood Root », qui n’est autre que l’instru du classique des classiques : « I Hear Voices ». Mais je suis aussi très fan de « Eucalyptus », au départ destiné à un son de GRIMM, avec un sample malicieux d’un titre jazz-funk de Jon Lucien, et j’adore également le violon est-européanisant (?) de « Styrax Leaves », le Rhodes laidback de « Licorice » (tiré d’un titre des Blackbyrds), le style Andres/KDJ de « Mandrake », ou encore la voix synthétisée, puis hachée presque comme du Akufen, de « Burdock Root », conclu par un mini solo de piano. Il y a aussi beaucoup de sons durs, presque hardcore, qui donnent une idée d’une face cachée du trip-hop et qui annoncent le travail de Lord Tusk ou surtout de James Pants. On en a vraiment pour son argent avec ce coffret, c’est de la pop miniature et âpre qui rend accro, qui malgré les petites échelles qu’elle s’impose renvoie dans plein de directions différentes, démarre plein de récits qui ne se recoupent pas vraiment, on dirait que c’est La vie mode d’emploi de Georges Pérec – un livre d’été par excellence, tout comme cette intégrale des Special Herbs est sans doute la meilleure bande-son estivale que je pourrais vous proposer à l’heure où je vous parle.

RIP Super-Villain.

Un commentaire

  • Quentin Schmerber dit :

    Bonjour Étienne, une petite coquille s’est glissée dans votre article. Même si l’annonce de sa mort à été faite le 31 décembre/1er janvier, MF DOOM est décédé le 31 octobre 2020. Merci de continuer à mettre en lumière sa musique via votre article !

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