Même quand elle chante pour les enfants, Carole King fait pleurer les adultes

CAROLE KING Really Rosie
Ode/Epic/Legacy, 1975
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Musique Journal -   Même quand elle chante pour les enfants, Carole King fait pleurer les adultes
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J’ai l’impression qu’en France la notoriété de Carole King ne dépasse pas tellement le spectre des connaisseurs qui lisent fidèlement Rock & Folk et le Dictionnaire du rock de Michka Assayas (et dont je fais partie). Je crois qu’on l’entend assez rarement citée par la jeune génération de chanteurs et chanteuses de notre pays, alors que certains d’entre iels s’imprègnent de son esthétique (sans forcément s’en rendre compte), ne serait-ce que parce qu’iels écoutent Weyes Blood qui est fan d’elle. Surtout, on a l’air d’ignorer l’énorme succès que King a rencontré aux États-Unis dans les années 1970, principalement avec son deuxième album Tapestry (1971), qui s’est vendu à plus de 25 millions d’exemplaires dans le monde (soit le même chiffre que Purple Rain de Prince, Legend de Marley – j’ai failli dire « de Bob » – ou que le Greatest Hits de Queen). Quand on regarde cette liste des albums les plus vendus dans le monde, on se rend d’ailleurs compte qu’on a beau critiquer le « commercial », ça n’empêche que la plupart des disques qui y figurent sont en général au minimum super bien, et au mieux des chefs-d’œuvre non-négociables, à savoir les LP de Michael Jackson et des Beatles, ainsi que Nevermind, Purple Rain, Rumours, et donc, Tapestry.

Je crois que ce qui a fait en grande partie le succès de cet album, c’est que c’est qu’il n’écœure jamais, qu’il ne fait pas saturer la cognition en abusant d’effets de prod ou de performances vocales, tout en cachant néanmoins une vraie splendeur d’arrangements et de lignes de chant. Pour décrire rapidement la musique qu’on y entend, sachez juste que Carole King avait avant cela été pendant plus de dix ans songwriteuse au Brill Building pour différents interprètes et qu’elle avait écrit et composé, avec son mari Gerry Goffin, des hits tels que « The Locomotion ». Ce qu’il y a de très touchant dans ses chansons à elle, c’est qu’on sent qu’elle sait hyper bien chanter mais qu’elle n’ose pas tout à fait se lâcher puisqu’elle a été trop habituée à chanter « dans sa tête » avec la perspective d’entendre en bout de chaîne ses créations livrées à d’autres. Il y a donc un semblant de timidité et de réserve, qui néanmoins se fait vite embarquer par la beauté de la musique, et alors Carole King s’élève et galope, sent la liberté l’envahir tout en restant un peu cette femme de l’ombre, et elle articule enfin en elle, et surtout hors d’elle, ce qu’elle a toujours su : c’est que derrière les voix de toustes ces chanteuses et chanteurs, c’était sa voix à elle qu’elle voulait depuis le début faire résonner parmi nous, et elle avait bien raison.

Bref, allez écouter Tapestry si vous ne l’avez jamais entendu, c’est un album inusable, fidèle et discret, qu’on peut partager avec plein de gens ou écouter seul dans une chambrette un soir d’automne, ou encore en marchant un dimanche matin d’octobre ou de novembre, sous la lumière de l’été indien, sans but et sans enfants, un vent frais nous frôlant à l’occasion les joues. Je parle d’enfants parce que l’album que je voudrais vous conseiller aujourd’hui est Really Rosie, un disque que Carole King a enregistré en 1975 pour un dessin animé diffusé sur CBS, un « unitaire », pas une série – c’est ce qu’on appelle un TV animated special, il y a carrément un ouvrage qui recense toutes les occurrences de ce format –, dont l’histoire est un montage de contes du célèbre Maurice Sendak (Max et les maximonstres), adaptés par lui-même, et qui suit les aventures de cette Rosie et de ses amis, qui vivent dans un immeuble de l’avenue P à Brooklyn. L’émission sera d’ailleurs déclinée en comédie musicale off-Broadway quelques années plus tard – donc en « live action », et donc sans Carole qui, si elle pouvait vocalement incarner son personnage pré-adolescent de Rosie, ne pouvait raisonnablement pas jouer sur scène une enfant de dix ou douze ans, et dût céder la place à une vraie gamine actrice (c’est vrai que c’est pas évident, le kidfacing, et surtout j’imagine que ça peut très vite devenir glauque et flippant).

Si vous êtes familiers de Tapestry, vous avez sans doute remarqué l’importance chez King de son background Brill Building, et l’influence dans son écriture comme dans son chant d’une certaine tradition Broadway. Car même si le disque est très marqué, dans son esprit, par Laurel Canyon et l’ère hippie californienne, les révolutions rock et pop ne semblent pas avoir tant nourri que ça la musique et l’interprétation de la chanteuse-songwriteuse. Cette dimension néo-tradi est sans doute encore plus palpable dans Really Rosie, notamment parce qu’il s’agit d’une commande pour le jeune public et qu’il faut donc privilégier la simplicité, la clarté, l’interaction et le jeu : toutes choses que King maîtrise incroyablement bien et qu’elle réussit à sublimer grâce à sa propre sensibilité de femme de 33 ans à l’époque, dotée d’une expérience exceptionnelle pour comprendre exactement à qui elle s’adresse et comment plaire au plus de gens possibles, enfants et adultes confondus, sans pour autant faire du racolage.

Guidées par la voix de Carole et son piano, les chansons de Really Rosie ont ces vertus géniales des morceaux de musicals : ils sont pleins de petits rebondissements, accompagnent les gestes des personnages, et favorisent évidemment des paroles limpides. Peut-être que les micros sont réglés directement pour se caler sur le calibrage d’un programme télé, mais en tout cas moi qui suis généralement mauvais pour comprendre les lyrics, là je capte tout, et j’ai le sentiment que la chanteuse est à côté de moi. Cette proximité n’est pas vraiment un truc d’intimité ou de secret dévoilé : je dirais plus que ce qui se dégage, ou plutôt ce que King parvient miraculeusement à extraire, c’est l’âme brute de l’enfance, faite de joies brèves et de tristesse qu’on réprime, d’impuissance et d’enthousiasme, un truc pas réellement mignon, plutôt tragique, banalement tragique en fait, et dont les gens reparlent peu une fois devenus adultes. Alors même qu’elle joue un personnage de jeune fille aimant chanter et danser pour transcender l’univers mondain qui l’entoure (Rosie est inspirée d’une voisine d’enfance de Sendak), un être qui en gros préfère ignorer la réalité, s’imaginer starlette de music-hall et faire de sa vie et de celles de ses copains un spectacle digne des plus grands soirs de Broadway, King réussit à ne pas surplomber cette figure d’un air maternaliste ou bêtement attendri. Elle fait sienne la rage de Rosie, s’empare de sa gaieté trop intense pour être naïve, avale son désir de vivre ailleurs et autrement, son envie de croire en la fiction et de laisser place à la performance de soi et à la fantaisie transformatrice du réel – « Believe me » nous dit-elle dès le titre d’ouverture.

Ça donne donc un disque qui malgré son apparence faussement sage déploie vite quelque chose d’impudique voire d’indécent, qui déborde d’émotions dépourvues de fard et d’explications, mais qui suit par nature, puisqu’il s’adresse aux enfants avant tout, l’ordre scolaire de l’écriture pour la jeunesse : répétitions, jeux de mots, de lettres et de chiffres, surnoms, présence d’animaux, etc. Et l’animal le plus mémorable de l’album est l’un des deux héros de son plus mémorable morceau : c’est le lion de « Pierre », tiré d’une cautionary tale de Sendak, qui raconte l’histoire d’un petit garçon apathique et pas très choupinet avec ses parents, puisqu’il ne sait rien leur dire d’autre que « I don’t care » lorsqu’ils s’adressent à lui. Le récit chanté par Carole King s’imbrique tellement dans l’arrangement, avec ses enjambements, ses rejets et ses silences, qu’il finit par se faire corps avec la musique elle-même, mais en même temps reste tout à fait porteur de sens et de message, et personnellement je vois rarement ça, un tel équilibre entre le signifiant et le signifié, c’est de la magie. Il y a d’abord la rengaine qui vire presque à la migraine du « I don’t care » répété des dizaines de fois, et l’ambiance triste autour de cet enfant et de ses parents qui ne savent plus trop quoi faire, et puis soudain l’arrivée surnaturelle du lion qui lui propose un pacte à mi-chemin entre Dennis Cooper et Rudyard Kipling :

He looked Pierre right in the eye and asked him if he’d like to die
Pierre said, « I don’t care »
I can eat you, don’t you see? (I don’t care)
And you will be inside of me (I don’t care)
Then you will never have to bother (I don’t care)
With a mother and a father (I don’t care)

Évidemment, l’histoire se termine plus en Kipling qu’en Cooper puisqu’on est sur CBS en 1975, mais cette ambiance de solitude enfantine qui ne sait que faire d’elle-même reste quand même présente dans tous les morceaux et, comme je le disais plus haut, Carole et Maurice réussissent à exprimer cette vibe si propre aux émotions des gamins, ce désarroi, voire cet effroi par moments, qui peut soudain être contrebalancé par une effervescence de couleurs et de sérotonine. Dans le morceau suivant, « Screaming and Yelling », Rosie expose plus ou moins sa méthode pour trouver et procurer la joie dans la chaos et le bruit du quotidien adulte : « It takes personality, a lot of personality/To make them see it my way/It takes personality, more personality/To turn twelve boring hours into a fascinating day« . Tout le délire de cette jeune fille et de l’histoire qu’elle raconte à travers la voix de Carole King, c’est de dire que l’ennui et la brutalité menacent toujours, et ce dès qu’on est petit, mais qu’on a à chaque fois la possibilité par l’art – ici par le chant et le théâtre – de les dissiper un peu chaque jour. Une vision très américaine et utilitariste de l’art, certes, mais qui ici me convainc et me bouleverse à chaque seconde, grâce à ses accords de piano qui respirent le New York automnal – que je connais qu’à travers les nombreux films qui le célèbrent – et qui rappellent la soul et la pop sympa plutôt que le rock psyché – et d’ailleurs, sur « Screaming and Yelling », Carole sonne très soul sixties voire rhythm’nblues, sobrement mais sûrement, là où sur « My Humble Simple Neighborhood », elle va en revanche s’inspirer plus ou moins directement du early McCartney.

Voilà, je m’aperçois que Carole King a enregistré des disques aussi évidents à aimer que délicats à décrire, et que j’aurais peut-être dû commencer par vous dire ça. En tout cas Really Rosie est un album pour enfants qui peut s’écouter sans problème et sans bambins, voire sans dessin animé et sans autre excuse que de vous réchauffer le cœur tout en l’exposant à des choses enfouies et poignantes, même pour nous les « grandes personnes ». Et même si vous n’êtes pas dans un mood à recevoir ce type d’affects intenses, vous éprouverez quand même, je pense, ne serait-ce qu’en biais, des émotions fraîches et anciennes à la fois, en découvrant ces chansons d’antan qui rejaillissent dans le présent comme ça, telles des teintes et des odeurs oubliées au fond d’un petit bureau ou une trousse à couture, au détour d’un mot chanté et d’une note de piano.

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