Depuis toujours, à New York, deux scènes de rap parallèles apprennent à cohabiter durablement. La première, c’est celle des Diddy, des 50 Cent ou des Ruff Ryders : elle est bien connue du grand public, a longtemps trusté le sommet des charts, et cherche un second souffle depuis une bonne décennie. La deuxième, quant à elle, est plus attirée par les bas-fonds de la métropole américaine, et son représentant le plus emblématique est Roc Marciano. Artiste apparu à la fin des nineties en intégrant le Flipmode Squad de Busta Rhymes, il s’est concentré depuis une dizaine d’années sur sa carrière solo. Ses projets successifs ont vite fait de lui une légende underground, adulée pour ses talents de conteur, son humour, la précision chirurgicale de ses descriptions et de ses rimes, et ses textes imagés d’une complexité rare. Je recommande notamment la série d’albums Rosebudd’s Revenge où “Marci” se transforme en proxénète impitoyable, librement inspiré du personnage de Black Moses imaginé par Isaac Hayes.
J’aime particulièrement cette autre scène de New York parce qu’elle vient des abîmes de la métropole américaine et en montre ses coins les plus reculés, comme le quartier de Brownsville à Brooklyn, célèbre depuis des décennies pour son taux de criminalité largement plus élevé que la moyenne nationale, mais aussi pour avoir vu grandir un mythe de la boxe anglaise, en la personne de Mike Tyson, et également Billy Danze et Lil Fame, les deux membres du non moins mythique duo East Coast MOP. Des mecs du coin dont les styles respectifs permettent de déceler une caractéristique commune à ce quartier : une hargne qu’on saisit très vite et qui se révèle omniprésente dans le rap local. Une rage qui sert d’étendard à de nombreux acteurs de ce quartier si défavorisé qu’on dirait que le temps s’y est arrêté à cette époque pas si lointaine, les années 1990, où New York était encore l’une des villes les plus dangereuses du pays.
Outre Roc Marciano, l’autre légende méconnue de Brownsville s’appelle Ka : un artiste actif lui aussi depuis les années 1990, d’abord au sein du groupe Natural Elements, qui a comme Marci explosé beaucoup plus tard en solo (après une très longue période de silence, qui l’a vu se reconvertir en pompier pour la ville de NYC !) avec un projet devenu fameux, Night’s Gambit.
Hormis leur amitié sincère, Ka et Marciano ont depuis le début de leurs “renaissances” respectives développé leurs talents de beatmakers et diggué des samples de soul rarissimes qu’ils font sonner comme nul autre. En combinant leur écriture et leur style de prod si distincts, les deux vétérans ont permis de faire émerger discrètement une nouvelle scène rap underground, à New York mais aussi ailleurs, notamment à Los Angeles – j’y reviendrai dans un autre article. C’est d’un binôme de jeunes rappeurs issus de cette scène de l’ombre dont je voudrais parler aujourd’hui : un duo formé d’ELUCID et de billy woods, qui s’appelle Armand Hammer et qui en est déjà tout de même à son sixième projet.
Si les deux rappeurs sont encore aujourd’hui peu connus, leur plus récent album, Haram, a pourtant été entièrement produit par l’un des plus grands beatmakers de l’histoire : Alchemist. Pour ceux qui se posent la question, la connexion s’est faite par Earl Sweatshirt, d’ailleurs invité sur un titre. C’est un disque dense et puissant, sorti en mars dernier après avoir été annoncé depuis un moment – à l’époque, les fans du producteur avaient d’ailleurs cru avoir affaire à un tout nouveau groupe monté par le Californien, puisqu’ils n’avaient pour la plupart jamais entendu parler des deux New-Yorkais. Entre-temps, Freddie Gibbs avait eu le temps de recruter Alchemist pour enregistrer l’album Alfredo, mis en ligne en 2020, reportant la fabrication de Haram, qui s’est essentiellement créé à distance entre les deux côtes américaines pour cause de crise sanitaire. La distance n’altère pas du tout la qualité du résultat : au contraire, la sensation d’urgence semble donner aux sons un côté plus agressif. Les flows des deux rappeurs (mention spéciale à billy woods, déchaîné tout au long du disque) ricochent brutalement mais justement sur les beats lents du producteur. Les sonorités reggae/dub infusent l’album : un speaker jamaïcain annonce la couleur dès le premier titre pour imposer une ambiance où les références caribéennes se mêlent aux fameux samples soul qui sont au cœur des instrumentaux d’Alchemist depuis le début de sa carrière. Cette attirance évidence pour la Jamaïque sur un disque de rap new-yorkais, je pense qu’elle s’explique par le fait que cette île plus petite que le Connecticut se trouve probablement à l’origine d’une bonne moitié des inspirations qui ont permis au rap d’exister, notamment à travers le sound-system et la combinaison d’un artiste aux platines et d’un autre au micro. Les trois artistes qu’on entend sur l’album semblent vouloir nous dire qu’ils ont enregistré dans une urgence semblable à celle qu’on peut trouver dans la musique jamaïcaine d’hier ou d’aujourd’hui.
Je crois par ailleurs qu’il est important de noter la profonde humilité d’Alchemist. Producteur ultra respecté, habitué à bosser avec les plus gros rappeurs du pays, il donne pourtant ici l’impression de s’être pleinement mis à la disposition du duo de rappeurs et d’avoir essayé de comprendre précisément ce qu’ils souhaitaient qu’il leur donne pour mieux le transposer musicalement. Pour moi, l’un des moments forts de ce disque est le couplet langoureux d’Earl Sweatshirt sur “Falling Off The Sky”. Le flow nonchalant du membre fondateur d’Odd Future retombe formidablement sur le beat caribéen du producteur californien qui sample « My Tune » de The Cool Notes et flotte comme dans un rêve pendant plusieurs minutes. Sa présence permet de casser le débit plus intense des flow d’ELUCID et billy woods, débit qui forme par ailleurs l’essence de l’album. Est-ce voulu par le duo ? En tous les cas, Earl se montre encore une fois hors du commun.
Avec l’aide d’Alchemist et sa faculté à cadrer encore un peu mieux les énergies des deux rappeurs, Armand Hammer sort donc un peu de la confidentialité qui était la sienne jusqu’ici. Mais le producteur ayant globalement suivi leur style plutôt que le contraire, le son général de Haram ne déroutera pas non plus celles et ceux qui sont déjà familiers des précédents projets du duo. Et l’album reste donc adressé à un public averti, tout en permettant à ELUCID et billy woods de peut-être élargir un peu leur auditoire.
Haram est construit comme une longue journée harassante qui se conclut par le curieux « Stonefruit ». Au départ, je n’étais pas spécialement convaincu, voire un peu décontenancé, par ce flow chanté tout au long du morceau. Mais après plusieurs écoutes, j’ai fini par trouver que le track était un autre moment fort de l’album. Une conclusion parfaite pour un disque sombre qui se termine donc par des paroles touchantes sur l’expression de l’amour.