Au Chili, le punk a commencé sans guitare avec Alvaro

ALVARO Drinkin My Own Sperm
Squeaky Shoes, 1977
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Il y a un peu plus d’un an, à la suite d’un article que j’avais écrit sur elle ici même, la Chilienne Dadalú m’a fait découvrir un autre artiste très singulier de son pays, du nom d’Alvaro Peña-Rojas. Elle me l’a présenté comme une sorte de génie méconnu de la musique chilienne, et pour me le prouver, elle m’a offert une place en ligne pour voir un documentaire à son propos : Alvaro : Rockstars don’t wet the bed. Il n’en fallait pas plus pour me convaincre du talent unique de ce garçon, aujourd’hui âgé de 78 ans. Comme la plupart des artistes sur lesquels j’ai envie d’écrire, sa musique se présente à mes oreilles comme une sorte d’énigme à résoudre. En posant quelques mots dessus, j’ai toujours le vague espoir que le mystère perde de son épaisseur. Puis assez vite je doute qu’on puisse le résoudre. Mais qu’importe, j’essaye encore. 

Né à Valparaiso en 1943, Alvaro Peña-Rojas commence la musique dans les années soixante, en jouant d’abord du saxophone dans des orchestres locaux de rock’n’roll. Ce n’est que quelques années plus tard qu’il se tourne vers le piano, en autodidacte et donc avec une approche toute personnelle. En 1970, Salvador Allende est élu président du Chili avec un programme socialiste et Peña-Rojas compte parmi les millions de Chiliens qui ont voté pour lui. Puis en 1973, à la suite du coup d’État de Pinochet, il fait partie des centaines de milliers de Chiliens qui fuient le pays et la répression militaire : il va s’installer en Angleterre.

À Londres, il fait brièvement partie de The 101’ers, le premier groupe du futur Clash Joe Strummer, puis sort en 1977 son premier disque solo, Drinkin My Own Sperm, sur son propre label Squeaky Shoes. S’il décroche quelques mentions dans la presse, on reste loin du triomphe. Il faut dire que, malgré toute la bonne volonté rebelle du public punk, le titre pour le moins clivant de l’album a de quoi laisser perplexe. La démarche est pourtant très punk : une pochette minimaliste en noir et blanc, dans le style DIY photocopié, une phrase « provoc » et des morceaux vraisemblablement enregistrés dans l’urgence. Le résultat est râpeux, sauvage, brouillon. En 1977, l’année de naissance du punk, un tel projet esthétique n’aurait-il pas dû faire un tabac ? En réalité, d’un point de vue strictement musical, le résultat ne suit pas les canons esthétiques qui vont permettre au mouvement de s’établir commercialement. On n’entend en effet pas une seule note de guitare sur le disque, Alvaro joue en mode « one-man-band », et la plupart des chansons durent entre 5 et 7 minutes. Pas très punk cette histoire ! Mais la musique du Chilien n’a néanmoins rien à voir avec le prog, pas plus qu’avec le glam, ni même avec les chansonniers latino-américains engagés de l’époque. Ça n’a rien à voir avec rien. Peña-Rojas n’a visiblement aucun rapport avec personne et fait son truc dans son coin – c’est justement bien pour ça qu’il est punk.

Je crois qu’une des originalités d’Alvaro est d’avoir une démarche qui ne soit pas seulement musicale, qui annonce par exemple celle d’un Jean-Louis Costes. Avant le Français et ses performances scatologiques, Alvaro fut peut-être l’un des premiers artistes pop à transgresser les tabous à l’égard sur nos fluides corporels ! Un je-m’en-foutisme salvateur – ou une farce grotesque, selon le point de vue.

Et si ce genre de fanfaronnades transgressives peut parfois faire office de cache-misère, ce n’est pas du tout le cas de ce disque. En vérité, Drinkin My Own Sperm ne peut être écouté autrement que comme une œuvre profondément politique, tout en étant très intime. Plus exactement, nous avons affaire à un disque de pétage de plombs sur la douleur du déracinement vécue par Alvaro en quittant le Chili.  On y entend la détresse, la tristesse et l’exil, sans considérations politiques ronflantes et premier degré. On pourrait même dire qu’Alvaro affiche une certaine pudeur en annonçant ainsi qu’il boit sa propre semence : c’est comme une façon pour lui de détourner l’attention et mettre sous le tapis ce qui le tourmente vraiment.

Car en démarrant son disque par le titre « Latino America », Alvaro prend finalement le contrepied du titre séminal. Le morceau commence par évoquer des gens qui vivent dans la rue, imposant une atmosphère de désolation. Puis, dans un retournement langagier, il abandonne son anglais d’adoption pour revenir à son espagnol natal et évoquer la situation des peuples indigènes affamés, avant d’invoquer messianiquement la victoire prochaine de la liberté. Nulle trace du nihilisme autodestructeur auquel le punk est souvent associé, mais l’influence des protest-songs sud-américaines n’est toujours pas palpable non plus. Certes, la maitrise sommaire des instruments et son économie de moyens rendent la démarche punk, mais l’arrivée soudaine d’une flûte andine en fin de morceau est là pour nous rappeler qu’Alvaro est un étranger, un déraciné catapulté par l’histoire sur le vieux continent. Esthétiquement écartelé, Alvaro était comme voué à reconstruire seul un langage musical qui lui soit propre, naturellement unique.

Le morceau-titre « Drinkin My Own Sperm » est quant à lui plus ambigu qu’il n’en a l’air. Remarquons qu’Alvaro fait usage de l’anglais pour chanter ses obscénités (« I lift my legs and drink my own sperm ») mais qu’il revient à sa langue natale lorsqu’il veut exprimer son véritable drame, l’exil loin du Chili (« Llorando melancolia, con volver a Chile algun dia ») : chez lui le stupre a donc un goût de mort. Mais le vrai sommet de l’album se trouve sur la face B, avec le titre « Valparaiso ». Derrière une mélodie apparemment joyeuse jouée au piano, Alvaro pleure en réalité son éloignement de la cité portuaire chilienne. « Valparaiso, Valparaiso, Valparaiso que dejé atras… Valparaiso, Valparaiso, Valparaiso que me vio nacer… » (« Valparaiso que j’ai laissé derrière… Valparaiso qui m’a vu naître… »). 

Il y a quelque chose de touchant et de certainement pas superficiel ou cynique dans la manière qu’a Alvaro de jouer ces accords de piano, énergiques mais un peu tristes. C’est tout l’inverse d’un jeu virtuose, même s’il serait hors-sujet de parler d’amateurisme. Le Chilien a toujours l’air d’être en train d’improviser ce qu’il joue, mais je vous mets au défi d’improviser comme il le fait en chantant avec la même expressivité. Vraisemblablement, il y a dans sa démarche un refus de se cacher derrière les artifices du studio, ou plutôt une incapacité financière de bénéficier de tels artifices. Ces restrictions matérielles, loin d’affadir sa musique, lui donnent finalement le sel de l’authenticité. Alvaro a beau trouver que son sperme à le goût de mort, en l’écoutant chanter on ne doute pourtant pas une seule seconde que cet homme appartient au camp des vivants, gueulant sa vérité sur une planète gangrénée par les semeurs de mort. 

Tant que je vous parle d’Alvaro, j’aimerais citer son morceau « Tonteras », qui n’est pas sur le disque dont je parle aujourd’hui, mais qui demeure peut-être le seul hypothétique hit de sa discographie, porté par cet inoubliable refrain : « Tonteras, tonteras, tonteras : mi vida esta llena de tonteras » (« Conneries, conneries, conneries : ma vie est remplie de conneries »). Dans le documentaire que je mentionnais au début de l’article, on peut voir une archive live d’Alvaro au milieu des années 90, au Chili, soit après la fin de la dictature. Il interprète la chanson, a capella, ce qui n’est pas au goût du public survolté face à lui, visiblement plus disposé à écouter des riffs de punk hardcore que la complainte dada d’un quinquagénaire. Pour tout dire, ça met mal à l’aise de voir ce précurseur raillé de la sorte par une assistance en mal de sensations fortes, et surtout c’est un peu triste.

Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’être un artiste maudit pour avoir du talent et je ne souhaite à aucun musicien de galérer toute sa vie pour devenir une légende au soir de son existence. Ce dont je suis certain en revanche, c’est qu’en voyant ainsi Alvaro sur scène, chantant a capella au milieu des huées, je me dis qu’il tient moins du loser magnifique que de l’albatros baudelairien. On dit que nul n’est prophète en son pays, aussi je me demande où Alvaro Peña-Rojas peut-il bien être prophète – sûrement dans le cœur de quelques centaines de personnes pas forcément très « adaptées », éparpillées à travers le monde ? 

L’essentiel, c’est qu’aujourd’hui, les mélomanes chiliens considèrent enfin Alvaro avec les égards qu’il mérite. Le couple de musiciens formé par Dadalú et Oso el Roto l’a d’ailleurs invité plusieurs fois dans son émission « El programa super secreto », qu’ils animent depuis le Chili. Alvaro a malgré tout fait le choix de ne pas vivre dans son pays natal et habite désormais en Allemagne, où j’espère qu’il coule des jours heureux. 

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