Bureau, autoroute, club, donjon : l’electro d’Ectomorph vous suit partout

ECTOMORPH Stark
Interdimensional Tranmissions, 1995
ECTOMORPH Stalker
Interdimensional Transmissions, 2018
DJ STINGRAY 313 Molecular Level Solutions
Micron Audio, 2021
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Musique Journal -   Bureau, autoroute, club, donjon : l’electro d’Ectomorph vous suit partout
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J’ai déjà parlé plusieurs fois d’ambient de bureau dans Musique Journal, sauf qu’à force de chercher à développer cette rubrique j’ai écouté beaucoup d’ambient en principe discret et neutre mais qui finissait en fait par m’écœurer, trop de fadeur tuant la fadeur. Ou disons qu’au bout d’un moment son anonymat, sa “quelconquité” m’agaçait et me laissait juste l’impression d’un son random incrusté dans le casque – l’absurde de la situation me laissant limite énervé. En revanche, j’ai au même moment essayé de voir s’il était possible de parler de techno de bureau, et même d’electro de bureau. Je parle de l’electro des puristes insupportables hein, c’est-à-dire l’electro-funk sous 808, avec des mélodies de deux notes et des nappes patibulaires ; pas de “l’électro” avec un E accent aigu, l’électro des gens sympa qui écoutent de tout en tapant des mains un peu n’importe quand, comme s’ils étaient au spectacle de fin d’année de leur enfant. 

La techno de bureau n’est pas toujours évidente à trouver parce qu’une bonne partie de la production techno a ce pouvoir de mobilisation et d’accélération qui perturbe la concentration, même s’il existe bien sûr des variantes plus adaptées comme la techno dubby voire carrément abstraite. En revanche, l’electro, et surtout le courant disons “néo-electro” tel qu’il existe depuis les années 90 , avec ses lignes de fuite hyper stables et son drive inexorable mais jamais trop agressif, lui, vraiment, m’est apparu comme la bande-son idéale pour remplir des tableaux Excel et envoyer des cascades de mails en mode gestion de projet. Bien sûr c’est aussi de la musique géniale pour danser (et souvent incroyable quand bien mixée, en France on a notamment Betty qui maîtrise grave le sujet, et parmi les OG il y a aussi le très sous-estimé Automat) ou pour conduire sur l’autoroute la nuit. Mais ça reste quand même frappant de voir que ce genre aux origines germano-japonaises puis afro-américaines, né à la fin de l’ère industrielle puis au début de l’ère post-industrielle, a su ainsi discipliner malgré lui les cadences plus molles suivies par les travailleurs du tertiaire.

Ectomorph est une entité du Michigan qui depuis près de trente ans débite des morceaux néo-electro, et c’est en explorant leur discographie que je me suis retrouvé à mettre en forme cette idée d’electro de bureau. Au tout début, c’est un duo formé par Brendan M. Gillen (aka BMG) et Gerald Donald (Drexciya, Dopplerfeffekt, etc.) ; après le départ de ce dernier, BMG s’associe entre autres avec Erika Sherman (qui est aujourd’hui la moitié du duo dans sa formation actuelle – ils se produisent beaucoup en live) et DJ Godfather, figure de la ghettotech et de la booty de Detroit. Il y a d’ailleurs un passionnant article sur lui, ses différents projets et son label Interdimensional Transmissions dans un Wire de 1999 (écrit par Simon Reynolds, comme par hasard !). BMG y évoque son amour pour la booty bass, ou la synth-pop à la Numan ou Dolby, ou même pour la disco océanique d’Arthur Russell, dont les travaux n’étaient pas encore si réédités à l’époque.

Mais surtout il parle de la culture BDSM qui nourrit sa musique, des analogies entre les sons de la 808 et les bruits de fouet ou de gifles, de la tension qui règne à la fois dans un donjon et dans le processus de composition de ses tracks, réalisés avec du hardware très précis. Donc là, on s’éloigne de l’accompagnement du labeur tertiaire suggéré plus haut, tout en restant dans une dynamique de domination, d’aliénation et d’exécution – sauf qu’elle est ici mise en scène et performée. Et c’est sans doute cette approche qui donne aux productions d’Ectomorph une telle puissance : cette aura tout en austérité, qui interroge en acte (donc ici en musique) le rapport du corps et de la machine, et dans cette perspective la position de l’être humain et le problème de sa dépersonnalisation.

Ce que je ressens en écoutant les deux disques choisis ici – Stark est la deuxième référence d’Interdimensional Transmissions, sortie en 1995, tandis que Stalker est la 42e, éditée en 2018 –, outre leur fidélité aux mêmes fondamentaux modernistes (à contre-courant, au beau milieu d’une décennie aussi post-moderne) malgré leur vingt-trois ans d’écart, c’est la façon dont cette musique d’apparence robotique s’adresse donc au corps, et plus exactement aux nerfs, à la peau, aux extrémités. Les fans d’electro (et d’electro-techno, car certains tracks oscillent entre les deux genres, la syncope bass/snare chère à Cybotron pouvant facilement muter en four-to-the-floor plus droit) n’entendront ici rien de nouveau formellement, pas de sonorités inédites, pas de révolution esthétique ni même rythmique – d’ailleurs je me demande si l’electro n’est pas la musique la moins « révolutionnable » de tout le spectre électronique/dance.

Ces connaisseurs entendront néanmoins les sons trembler et nous frôler, l’espace entre ceux-ci et nous vibrer sans cesse ; nous proposer, et très vite nous imposer de nous frotter contre leurs surfaces – kevlar, caoutchouc, mousse synthétique, plexi sorti de l’usine, métaux dépolis. Des frottements ne serait-ce que mentaux, où se fantasment des organes alternatifs, des exo-épidermes, des champs énergétiques inconnus surgissant par flashes. 

Je parle de ça à tâtons car je ne suis moi-même pas du tout versé dans les pratiques BDSM, même si l’autre jour chez le dentiste l’anesthésie n’a pas marché, si bien qu’à un moment je n’en pouvais plus de stress à chaque fois que je sentais que j’allais avoir mal, et mon corps a alors décidé de lui-même de lâcher prise quelques secondes lorsque le docteur Rebecca Choukroun m’a planté une aiguille en pleine muqueuse gingivale et j’ai ressenti un instant une sorte de plaisir-douleur neuve pour moi, strictement localisée dans la mâchoire – j’avais vu Hellraiser quelques jours avant, et je crois que les propos de “Pinhead” m’avaient fait réfléchir [rien à voir mais Clare Higgins, l’actrice principale du film, est le quasi-sosie de Céline Sallette].

Ce qui me fascine, au-delà de ce background Eros et Thanatos que je ne comprends sans doute pas bien, c’est la modération pleine de vice et de régularité de cette musique. Jamais de “montée” à proprement parler, et pas non plus trop d’intros ou de breaks, tous les éléments sont toujours là ensemble, se connaissent bien, mais ne font rien de fou à part se combiner les uns aux autres selon des chorégraphies ultra codées. Cette absence de remous et d’éclectisme purge l’esprit, j’adore comme ça rince : très peu de choses sont à considérer sinon ce mouvement perpétuel de la 808 et des motifs de synthés (surtout des Moog si j’en crois la bio Bandcamp). Un mouvement qui s’engage lui-même, et nous engage avec lui de fait : certes, on peut cliquer sur pause ou fermer l’onglet, mais bon c’est presque de l’anti-jeu, et ça ne vaut pas un bon safe word

La relative neutralité de l’expression n’est ici pas celle des affects : on peut donc accéder à un environnement sonore qui, bien qu’anonyme, exerce néanmoins des vertus hyper précises, soit l’inverse de l’anonymat ambient mentionné plus haut, puisqu’il est exclusivement kinétique, en tension, mécaniquement déployé. C’est une non-dramaturgie qui se rend entièrement au pouvoir des instruments et qui fait beaucoup de bien à entendre à une époque où trop d’artistes électroniques aiment abuser de leur supposée liberté créative, et mettre en scène leurs morceaux pour leur donner on ne sait quel incarnation émotionnelle, créer des “événements” sonores et en gros à sortir leur gros canon à pathos à chaque putain de mesure – ils sont tellement vulgaires à se croire inspirés comme ça, c’est indécent. Les machines dénudées d’Ectomorph brillent mille fois plus, elles, et ça sans jamais s’embarrasser à discourir ou à suivre autre chose que les balises qui marquaient déjà le sol ; en se contentant de nous traiter comme nous devons être traités, soit des espèces de tympans désirants, des corps totalement réceptifs au son et au rythme pour eux-mêmes, non déterminés par une intention subjective.

Alors que vous soyez au bureau, au volant la nuit sur une route déserte, en train de marcher dans une rue bondée, un parking ou un couloir de métro, ou en séance BDSM, je vous invite à vous soumettre au culte de cette 808 noire et froide et de son prêtre Ectomorph. Vous pouvez au passage vous plonger dans l’ensemble du catalogue Interdimensional Transmissions, où l’on croise en vrac Jamal Moss, Eris Drew, Israel Vines, et également les historiques I-f, Perspects et G.D. Luxxe.

Je voudrais aussi en complément, même si c’est de l’electro avec plus d’action et de densité, vous conseiller le EP Molecular Level Solutions sorti l’an dernier chez Micro Audio par un autre vétéran de Detroit, DJ Stingray 313, qui aborde des thématiques chimiques et post-industrielles chères à Gerald Donald et Drexciya, mais avec un certain optimisme. Il y a ainsi l’espoir que le progrès scientifique apporte des solutions, comme l’indique le titre du EP et ceux de ses plages, telles que “Construction Materials From Organic Waste” ou “Carbon Neutral Fuels”, le track le plus spectaculaire, où il se passe plein de choses mais des choses qui ne disent rien de spécial, juste des choses sonores qui bougent de façon quasi incontrôlable, c’est super beau.

Ce sera tout pour aujourd’hui. On souhaiterait bien longue vie à l’electro, mais je crois qu’il n’a pas besoin de nous pour être immortel.

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