D’un orgue à l’autre, la passion selon Kali Malone

Kali Malone The Sacrificial Code
IDEAL Recordings, 2019
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Musique Journal -   D’un orgue à l’autre, la passion selon Kali Malone
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Je me suis récemment trouvée au cœur des sables mouvants du burn-out, une halte à laquelle on ne peut échapper. Prise dans un étau dont les vis serraient chaque jour plus fermement, la tête et le corps ne semblant plus vouloir répondre aux ordres auxquels ils se pliaient la veille – signes avant-coureurs d’une crise de nerfs ultime –, j’attendais, impuissante, qu’explose la machine. Plus que l’angoisse ou la fatigue qu’induisait mon travail, j’étais en prise avec un profond sentiment de vide, produisant une sorte de lassitude face à tout ce que je croyais aimer, une insensibilité pour des formes d’art qui auraient dû m’animer. J’allais aux concerts en traînant les pieds, nourrissant une aigreur qui me coupait de mes émotions, et m’assurait une suite de déceptions.

Dans l’état d’épuisement physique et psychologique dans lequel je me trouvais, j’aurais été assez désœuvrée pour rejoindre une religion ou une secte. Perte de repères, fragilité, besoin de trouver un sens à son existence : tout semblait réuni pour servir d’appât au premier gourou qui m’aurait tendu un flyer. J’aurais pris le prospectus par politesse, l’aurais chiffonné dans ma poche sans trop y penser puis je l’aurais lu un soir chez moi, surprise de ne pas trouver le texte si insensé que ça. J’ai finalement commencé à aller à l’église le dimanche mais au lieu de me rapprocher du Christ, j’ai plutôt trouvé un soulagement dans ma rencontre avec l’orgue. 

Tout a commencé un dimanche comme les autres où, naturellement, je n’avais rien de prévu jusqu’à ce qu’une amie me propose de la suivre à l’audition d’orgue de l’église Saint-Eustache à dix-sept heures. Le titulaire, Thomas Ospital, jouerait le prélude et fugue en si mineur de Bach – une information tout à fait exotique pour moi qui suis aussi renseignée sur la musique classique que sur la géopolitique serbe. L’instrument m’était plus familier dans l’optique de son utilisation dans les musiques expérimentales, drone, voire extrêmes, et plus particulièrement par sa présence dans les disques d’Anna von Hausswolff, dont je suivais le travail de près. Et puis vient l’église, l’immense Saint-Eustache, dans laquelle j’avais déjà erré, debout, tard le soir, une pinte à la main, devant des concerts et des performances spatialisées. Là, dans son habit de jour, elle avait une toute autre allure, et y pénétrer semblait promettre une expérience bien différente. 

Assise au milieu de la nef, avant même que ne débute l’audition, j’ai ressenti un apaisement étrange s’installer en moi, mais aussi des frissons dus à l’atmosphère si particulière des édifices sacrés. Je savourais l’écho de chaque quinte de toux, de chaque pas, ce silence merveilleux qu’il était convenu de respecter. Surtout, j’aimais me trouver dans cette capsule de pierre anachronique, au pied du Foot Locker de Châtelet-Les Halles. Un lieu où il était possible de s’extraire du chaos, d’oublier un instant tout ce qui semblait insoutenable. 

Dès les premières notes s’éclatant sur toutes les surfaces de l’église, l’émotion a jailli. J’étais prise à la gorge par la beauté écrasante de l’enchevêtrement des mélodies et le grondement de la basse qui, quand je fermais les yeux, me transportaient. En les ouvrant, je ne savais plus où poser mon regard, qui alternait furieusement entre les détails des voûtes gothiques, l’autel, les sculptures de vierges et de martyres et ces vitraux qui prenaient vie. J’aurais juré voir l’archange Gabriel battre une de ses ailes en faisant son annonce à Marie, dont les paupières semblaient s’animer au fil du concert. Dans ce tourbillon sensoriel, où un passé lointain et fantastique éclipsait la banalité de mes considérations d’alors, tout était possible.

Je suis sortie de Saint-Eustache heureuse d’avoir encore le luxe de me sentir bouleversée. Ivre de ma rencontre avec l’orgue, je ne pensais déjà qu’à le retrouver la semaine suivante. À ce moment-là de ma vie, cette audition ayant lieu tous les dimanches à dix-sept heures était ma seule certitude, comme un point de repère pour ne pas sombrer. J’y allais religieusement sans même regarder le programme des interprètes ou des compositeurs. Il y avait quelque chose de très rassurant dans ces rendez-vous immuables. Moi qui avais tant de mal à assister à des concerts seule, je n’avais pourtant aucun problème à le faire là-bas. En rentrant dans l’église puis en m’asseyant sur une des chaises vacantes, je ne ressentais pas le besoin de me donner une contenance, d’occuper mes mains, mes pieds, de saluer quelques connaissances. Là, dans cette simplicité, dans cet anonymat confortable, la musique pouvait enfin avoir le premier rôle. 

En m’intéressant à l’orgue et à sa manière si singulière d’agir en profondeur sur le corps et l’esprit, de dés-endolorir, de provoquer certaines décharges, j’ai eu envie de revenir vers des compositrices contemporaines s’étant saisies de l’instrument dans des œuvres plus minimalistes. Si j’avais été scotchée par la place qu’il occupait dans la musique classique puis liturgique, la découverte de son utilisation par la musicienne américaine Kali Malone a fait basculer mon intérêt en obsession. Dans The Sacrificial Code (paru en 2019), l’orgue est désossé, brut, presque cadavérique, charriant de sa lenteur le rythme d’une mélancolie profondément humaine. L’écoute inaugurale de cet album ressemblait à cette première audition à Saint-Eustache, mais l’église que je rejoignais était autre. Si Kali Malone n’appelle pas à se recueillir auprès d’un dieu, sa musique, par sa mécanique extrêmement ritualisée, permet d’accéder à une discrète transe personnelle. Elle déverrouille l’esprit, à condition que l’on accepte la temporalité élargie de ces longues notes tenues qui, plutôt que d’offrir une jouissance immédiate, installe une nouvelle attention, une nouvelle écoute. Comme lors d’une messe où l’on trouve le temps trop long, que l’on doit se lever, se rasseoir, se lever encore et observer des rites qui semblent infinis, il faut en baver un peu pour être récompensé.

En prenant le son au plus près possible de l’orgue, Kali Malone a pu effectuer une recontextualisation d’un instrument forcément lié à l’architecture (et donc à la réverbération) de son espace de jeu, et ainsi en faire un outil d’explorations intimes. La notion d’espace est altérée, réduite pour une impression de proximité accrue ; l’historique et la religiosité de l’appareil s’effacent : ne reste qu’une émotion pure. De cet apparent ascétisme m’est apparue une expressivité rare, nichée dans l’extrême dépouillement du son refusant tout élan spontané pour s’attarder sur l’essentiel. Pas d’effet, de maquillage ni de décorations superflues : les compositions de l’organiste (qui est par ailleurs passée par le collège royal de musique de Stockholm) reposent sur un accordage et un choix d’intervalles à la précision chirurgicale, qui lui permettent de faire apparaître des évènements – notamment des battements – d’une finesse inouïe. 
Au moment où j’ai eu besoin de trouver un refuge, The Sacrificial Code s’est posé sur ma route comme la grotte parfaite où se refaire une santé. À travers les progressions de notes d’orgue tenues jusqu’au délire, modelant des paysages de fumée et d’acier, j’ai accueilli un calme qui me manquait terriblement. Mais surtout, j’ai retrouvé l’inspiration et l’espoir de toucher une terre ferme et compacte.

Un commentaire

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