La frénétique timba de Cuba nous rappelle que la club music se joue au départ avec des vrais instruments

NG La Banda, Havana D'Primera, Paulito FG y su Elite, David Calzado y su Charanga Habanera… Timba !
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Comme la plupart des musiques de fête, la timba évoque la fuite en avant. Ce genre cubain né à la fin des années 80 se caractérise par un déferlement de saveurs, de sabor, où l’oreille doit être constamment stimulée, sans jamais n’être laissée au repos. Pianos qui font tourner la tête, basses rebondissantes et virtuoses, chants chargés d’allégresse appuyés par des chœurs endiablés en voix de tête, section de trompettes au bord de l’explosion… Loin d’être indigeste, l’avalanche se révèle addictive, et on dirait que toutes les pistes sont bloquées sur le 11 des potards de la table de mixage. Souvent, les morceaux se passent d’introduction et s’ouvrent sans sommation par le refrain. Dans la playlist que j’ai composée ci-dessus, testez par exemple « Te voy a liquidar » de la Charanga Habanera, « La Protesta de los chivos » de NG La Banda ou encore « Pa’ Mi Gente » de la Havana d’Primera : ça sonne surchargé et ça se veut surchargé. Pas plus haut que le bord ? Mon œil. La timba déborde, la vie à Cuba n’est pas placide, et à un moment il faut que ça explose, pas pour se plaindre, non, mais pour jouir, pour danser et pour clamer qu’on est plus fort que tous ces emmerdements. Voilà grosso modo ce qui se joue dans cette musique.

On peut vite s’emmêler les pinceaux lorsqu’il est question des différents styles du vaste répertoire cubain. Son cubain, son montuno, guajira, mambo, cha-cha-cha, rumba, charanga, et j’en passe. Et donc la timba. S’il y a derrière le mot « timba » une histoire complexe, celui-ci a désigné entre autres dans le vocabulaire de la rumba cubaine le climax d’un morceau, d’où sa pertinence à qualifier une musique caractérisée par son intensité permanente. 

Avant l’émergence de la timba en tant que genre défini, il y a eu deux groupes précurseurs, peut-être les deux incontournables de la musique cubaine des années 70 : Irakere et Los Van Van. Le premier est plus « latin-jazz d’avant-garde » et le deuxième plutôt « musique populaire latine festive ». Puis vient un troisième groupe, NG La Banda, qui en 1989 propose En la calle, une synthèse de ces deux courants marquants, et invente au passage ce qui deviendra la musique populaire cubaine emblématique des années 90. Suivront d’autres représentants du genre comme la Charanga Habanera, Paulito FG ou Bamboleo.

Si cette musique virtuose est particulièrement propice à la fête, c’est que la complexité de ses arrangements ne vient jamais sacrifier cette impression d’immédiateté saisissante au début de la plupart des morceaux. Écouter un titre de timba pour la première fois (et même celles d’après), c’est un peu comme arriver à la bourre en soirée. Tout le monde a l’air à fond les ballons, probablement déjà bourré ou pas loin, et il faut jouer des coudes, se frayer un passage dans la foule compacte et agitée pour comprendre ce qui est train de nous tomber dessus, avant de se jeter dans la tempête pour enfin rattraper le retard. Rattraper quelque chose, ou parfois échapper à d’autres choses. J’en reviens à cette sensation de fuite en avant, comme si les compositions ne devaient jamais se terminer, comme s’il fallait éviter coûte que coûte d’aboutir au silence et au vide qui fatalement vous attend au tournant de chaque morceau. Dans une telle logique, la répétition n’est pas un problème : pourvu que ça dure. 

Précision importante : malgré de claires similitudes, la timba n’est pas du tout la salsa. Les deux genres musicaux sont souvent confondus, ce qui est pardonnable. Ce fut d’ailleurs mon cas : j’ai découvert la timba en 2018 sans le savoir. Un soir sur un coup de tête, je m’étais rendu dans un « club salsa » de Santiago du Chili (je précise que j’étais déjà sur place, je n’ai pas décidé de prendre le premier vol depuis Roissy juste par envie d’une ambiance caliente), et avant le début du concert, j’ai shazamé un titre qui passait sur la sono. C’était « Que sorpresa » de la Havana D’Primera d’Alexander Abreu, une pièce presque « boléro-timba », dont la richesse m’avait subjugué, comme le firent plus tard les danseurs qui enchantèrent ma soirée. Et donc sur le coup, j’ai cru que c’était de la salsa, et ce n’est qu’assez récemment que j’ai appris à distinguer les deux. 

Je vais la faire courte. Il y a déjà une différence historique. Les profanes des musiques latino-américaines (hélas fort nombreux en France, si on les compare par exemple aux spécialistes des musiques afro-américaines ou africaines) croient souvent que la salsa est une musique cubaine, et de trop nombreux clubs ou salles de concert parlent de « salsa cubaine »… Ah oui, la vraie salsa cubaine, la bonne, la pure ! Sauf que pas du tout, puisque la salsa est née à New York à la fin des années soixante, en partie grâce à la présence d’exilés cubains, mais aussi surtout de Portoricains, ainsi que d’autres musiciens venus de la Caraïbe (une aire qui selon certains géographes ne comprend pas que les îles, mais aussi une partie des littoraux d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud, voisins desdites îles). Elle a même fait au départ l’objet d’une sorte de boycott à Cuba. Faisant elle-même l’objet d’un embargo, l’île a développé de son côté ses propres sonorités sans que celles-ci ne bénéficient forcément d’une forte diffusion internationale, du moins au temps de la guerre froide. Outre ces divergences historiques (qui mériteraient de plus amples développements), notons surtout que d’un point de vue formel, la timba est plus démonstrative que la salsa, souvent plus « contenue » ; les pétages de plombs virtuoses y sont la norme. Elle intègre également certains instruments à l’origine absents de la salsa, comme la batterie américaine, les claviers ou encore les saxophones. D’aucuns disent que la timba constituerait une étape supérieure. 

Un autre truc qui m’interpelle beaucoup dans ce genre c’est la longueur des morceaux, souvent très étalés. Si on pense en purs termes de fonctionnalité, on n’est pas si loin que ça de la logique des « extended versions » de la club music new-yorkaise. Je pense par exemple à un titre de house que j’adore, le « Sensation » de Ron Hardy : on retrouve ce principe de morceau-infini, de climax éternel, avec des saillies synthétiques répétées qui, comme les cuivres timba, me font irrésistiblement tressaillir. L’objectif reste le même : faire transpirer la piste de danse. Fabriquer des morceaux quasi interminables devient ainsi un projet esthétique valable. Historiquement, on peut dire que dans la dance music électronique, la généralisation du sampling et de l’edit n’a pu qu’encourager le développement de ces morceaux sans fin. La logique timba témoigne elle aussi d’un semblable zeitgeist de la teuf, mais elle reste attachée à une formule qui risque de nous apparaître de plus en plus atypique, voire dépassée : celle de jouer quasi exclusivement sur des instruments acoustiques et/ou amplifiés. 

Je ne vais pas tomber dans une posture réactionnaire pro-vrais instruments ; le terrain musical ne pourra jamais se transformer en terrain d’athlétisme, où la performance primerait sur le résultat. Néanmoins, en matière d’engagement physique, les deux pratiques sont sensiblement différentes. J’ose un raccourci pour illustrer : manipuler des musiques échantillonnées, des samples, des presets, cela n’a physiquement rien à voir au fait de gratter un güiro pendant dix minutes (ou une heure), de s’exploser les lèvres sur un embout de trompettes ou les mains sur un cuir de conga.  En fait, il y aurait beaucoup trop à dire sur la question de l’engagement du corps dans la pratique des musiques populaires contemporaines pour prétendre l’aborder correctement ici. C’est surtout pour souligner que le choix d’user de samples au détriment d’instruments « acoustiques amplifiés », au-delà d’être souvent pratique et économique, est tout sauf un choix neutre sur le plan esthétique ; qu’importe que celui-ci soit contraint, et qu’importe que lesdits samples se fondent eux aussi originellement sur de tels instruments, car ils n’y valent plus nécessairement en tant qu’instruments. La réalité de ces instruments ne sera jamais enfermable dans des synthèses ou dans des samples, même si ces derniers veulent nous le faire croire (après, oui, c’est toujours formidable les samples, mais ce n’est pas le sujet).

J’ai l’intuition qu’une part du secret de l’irrésistibilité de la timba réside dans cette dimension vécue des morceaux, qui sont certes en général enregistrés, mixés, montés, mais dont chaque intervention a été physiquement ressentie par chaque musicien, précisément pour servir le morceau en question et non pour être détournée. Le tout sans renoncer à ce projet de morceaux-infinis, conçus pour accompagner la fête, avec les excès et les décrochages qu’elle peut impliquer. Cela doit au moins avoir une incidence sur la manière dont nos oreilles se mettent au diapason. Pour se faire une idée plus claire de cette dimension de « musique infinie, festive mais vécue », ça peut être bien de regarder ce que ça donne sur scène, par exemple avec NG La Banda à Montreux ou encore cette version live d’un titre précité de la Havana D’Primera.

Malgré tout, il est important de rappeler qu’au-delà de toutes ces analyses non approuvées par la Fédération internationale de la timba, elle reste avant tout un genre musical pluriel, non-réductible à des schémas. Ce qui est d’ailleurs le cas de nombreuses musiques latines issues de fusions de fusions de fusions, en perpétuelle mutation – si vous écoutez par exemple « Menéate » de Paulito FG y su Elite, vous verrez qu’on bascule presque vers le hip-hop. La timba manifeste donc aussi la formidable porosité de la musique cubaine, capable d’intégrer de très diverses influences sans jamais oublier pourtant le cœur de son propos ou sonner « falsifiée ». Le vrai socle commun des artistes timba reste fondamentalement leur histoire – cela dit, j’ai glissé dans la playlist un morceau d’un groupe de timba suédois, saurez-vous le reconnaître ?

Au début de son disque de house Midtown 120 Blues sorti en 2008, DJ Sprinkles aka Terre Thaemlitz rappelle le contexte de désolation et de crises sociales et identitaires dans lequel la house s’est insérée au cours des années 80, et auquel elle a tâché de répondre, même si sa réalité contemporaine tend parfois à le faire oublier. Sprinkles en tire comme conclusion que cette musique n’est pas universelle, qu’elle est au contraire « hyperspécifique ». À l’instar de la house, la timba est elle aussi est hyperspécifique, même si selon moi cela ne fait pas totalement obstacle à son universalité. Derrière ses attraits festifs bien réels, la timba couvre une réalité plus sombre ; après la chute de l’Union soviétique en 1991 s’ouvre un moment de l’histoire cubaine désignée comme « El periodo especial », la période spéciale. Une très profonde crise économique traverse le pays, au point de bouleverser sur le long terme le modèle imposé depuis la révolution castriste de 1959. Après un passé déjà mouvementé, la société cubaine est fortement impactée par cette période de pénurie. La timba a d’une certaine manière été la B.O. de tout cela. 

Cette fuite en avant qui saute aux oreilles n’est donc pas là par accident : elle fait résonner le contexte. J’ai cherché à mettre dans cette playlist des morceaux donnant à entendre la timba telle qu’elle se devrait d’être : une musique de fête, de délire et d’extase, d’euphorie et d’ivresse, de pudiques doléances et de sourires ambigus, mais de sourires toujours.

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