Alexander Darks Band : du bon trip-hop sans weed, c’est possible

ALEXANDERS DARK BAND (AKA J. SAUL KANE) Lord Calrec
D.C. Recordings, 2000
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Vous savez sans doute que les éditions Audimat ont sorti en mai dernier un livre collectif qui s’appelle Chill, qui s’intéresse au monde – plus ambivalent qu’on ne le croit – de la musique faite pour se détendre et se relaxer, de l’ambient au lo-fi hiphop en passant par le cloud rap. On y trouve notamment un texte de Guillaume Heuguet, qui n’avait pas écrit depuis un moment tant il a été pris ces dernières années par ses activités d’éditeur et d’enseignant, un autre d’Olivier “Fretless” Lamm, ou encore un autre de Philippe Llewellyn, qui parlait ici même récemment du shatta

L’ouvrage poursuivra sa petite vie le weekend prochain lors de la deuxième édition des Siestes à Pantin, avec une création sonore réalisée par Camille Blumberg, de Station Station, qui a recueilli les propos d’habitants des Courtillières, la cité où se tient l’événement, s’exprimant sur l’idée de musique relaxante et sur les usages plus ou moins thérapeutiques de ce qu’ils écoutent. Et l’article de Philippe Llewellyn « De Lil B à Yung Lean. Mille nuances d’un rap dans les nuages » sera adapté en pièce sonore par Marie la nuit (toujours de Station Station). Ce sera samedi 16 et dimanche 1è juillet et je vous invite à aller regarder le programme, l’endroit est super et on espère que la température ne sera pas trop pré-apocalyptique sous les arbres du parc.

Je regrette de ne pas avoir eu le temps d’écrire moi-même un texte dans Chill car j’avais très envie de parler du trip-hop, de l’étrange destin du terme et de la musique qui a plus ou moins accepté d’être appelée ainsi. En discutant avec Guillaume, nous nous étions dit que le trip-hop en tant que forme standardisée – ce beat inspiré du hip-hop mais placé sous d’autres angles, d’autres filtres, nappé de synthés tristes et de samples organiques, et dans certains cas agrémenté de vocaux féminins – était depuis son émergence il y a plus de trente ans devenu, pour le meilleur et pour le pire, l’un des éléments de langage les plus durables de la production pop. On l’a ainsi entendu, en vrac, importé dans la variété française et internationale, revisité logiquement par le r’n’b et le rap récent, et bien sûr instrumentalisé par les musiques de film et la library contemporaines. 

Récemment j’ai vu passer un article assez complaisant du Guardian sur “l’invention” du trip-hop par James Lavelle et DJ Shadow, auquel a vivement réagi l’homme dont je vais parler aujourd’hui : J. Saul Kane. En réplique aux propos des intéressés, ce musicien anglais a posté l’excellente chronique de l’OST de Man From Mo’Wax (docu sur Lavelle sorti en 2018) écrite par Neil Kulkarni dans The Wire. Je vous laisse aller la lire mais en gros je suis 100 % d’accord avec Neil. Et au passage ça m’a fait réfléchir au statut particulier de J. Saul Kane. 

Jonathan Saul Kane est un Londonien né en 1969 qui a fréquenté les cercles rap et reggae de sa ville dès le début des années 80, puis fait brièvement partie de Bomb The Bass à la fin de la même décennie, été ensuite l’un des artisans d’un des labels pionniers de la rave au UK, Vinyl Solution, et s’est véritablement fait connaître grâce à son projet Depth Charge, dont le hip-hop instrumental samplait des films de kung-fu avant que RZA ne s’y mette – il faut savoir que Kane travaillait en parallèle pour un distributeur de film hongkongais en Europe. Dans les nineties, il a pu être considéré comme un précurseur du big beat, ce qui se comprend quand on écoute les premiers maxis de Depth Charge. On l’a aussi associé au trip-hop, sa fiche Wiki dit même que selon certains, il l’aurait carrément inventé. On peut se demander ce qu’il pense de cette affirmation qui est pour moi un abus de langage, voire un contresens. D’abord parce qu’avec son background d’old-timer du rap, on le sent avant tout inspiré par les beats rapides du “Golden Age” new-yorkais (soit à peu près les mêmes modèles que ceux des stars du big beat comme les Chemical Brothers) plutôt que par le boom-bap plus lent qui sera malgré lui la base du trip-hop historique. D’autre part car la vibe générale de son travail se situe quand même loin du blues amniotique et lancinant qui caractérise la majeure partie de ce qu’on appelait aussi “abstract hip-hop”, même sur ses quelques morceaux au bpm plus modéré. Pourtant, ça n’empêche pas qu’une bonne partie de ses productions proposent quelque chose qui suggère la possibilité d’un trip-hop moins séducteur mais plus fidèle à ses influences revendiquées, tout en collant bien à l’atmosphère sonore de l’Angleterre post-rave, même si Kane ne donne que très peu dans le psychédélisme (il est straight edge depuis toujours) et qu’on sent dans son discours l’exigence d’un mec qui est là pour bosser et parfaire ses skills, et pas du tout pour chiller sous weed ou sous ecsta.

Très précoce et très prolifique pendant quinze ans, l’Anglais a levé le pied sur la production au début des années 00, mais son label D.C. Recordings a continué de bien tourner, opérant entre autres un virage réussi vers la nu-disco via la signature d’Emperor Machine. Pour être honnête, je n’ai jamais tout à fait adoré Depth Charge, sans doute parce qu’à l’époque le bpm me semblait trop rapide, que le cachet de l’ensemble m’avait l’air moins moins “stylé” que ce que j’aimais chez mes idoles DJ Krush ou Wagon Christ, et que les arrangements sonnaient parfois trop chargés, trop busy comme on dit en anglais. En revanche, j’avais été fan de son projet plus electrofunk appelé Octagon Man, notamment du maxi Biting the Dragon’s Tail, avec un track d’electro autarcique nommé “Klunk”, dont les deux seuls cousins que je pourrais identifier là tout de suite seraient le remix classique de La Funk Mob par Richie Hawtin et le remix si tendu de Tricky par Alex Reece.

J’ai aussi eu un vrai crush pour son alias Alexanders Dark Band, sous lesquels J. Saul a sorti trois albums entre 1998 et 2005. Le premier s’appelle Beat Vortex et il est super, on dirait presque un brouillon et ça sent l’exercice minimaliste et spontané, par moments ça ressemble à un album de breakbeats pour turntablists tels qu’en sortaient à tour de bras Q-Bert et compagnie à la même époque. Le troisième, Dobutsu Bancho, est assez varié, détendu, voire déconneur, mais c’est le deuxième que je vous recommande aujourd’hui : Lord Calrec (Calrec étant une marque britannique de table de mixage). Un album qui lui est tout sauf chargé : c’est une démonstration d’austérité monacale à toute épreuve, une perfection de retenue, un exemple idéal de dépassement du stade anal. Les breakbeats occupent les premiers rôles de l’histoire, ils sont tout en matité, densité, tension, obsession, mais toujours « phat » (c’est comme ça qu’on écrivait dans les nineties, une ère trop phonky !) Le peu de place qui reste est occupé par quelques FX dans un registre library/bande-son SF, ce qui là encore rapproche le projet de la sphère des “breaks albums” d’Invisibl Skratch Piklz et autres. Sauf qu’un peu à la manière de Little Johnny from the Hospitul de Company Flow, Kane prend l’initiative de donner un semblant de vie autonome à des structures qui auraient pu demeurer strictement fonctionnelles, grâce à ces FX perturbateurs et à un sens du tabassage rythmique que je vous mets au défi d’ignorer. 

Je parle de turntablism et de Little Johnny car les deux premiers Alexanders Dark Band me font aussi penser à Analog Wormz Attack de Mr. Oizo, auquel a largement contribué l’un des plus illustres “platinistes” de France avant de devenir l’un de nos meilleurs DJ : Fabien Pianta aka DJ Feadz. Et si je le cite ici c’est que d’une, je me souviens que mon vieil ami Christian Cedervall, qui m’avait fait découvrir le projet ADB, en avait discuté avec lui ; et de deux, parce que sur le deuxième volume de la légendaire tape Stagnation Reversed que Feadz avait faite avec Lionel Vivier pour Sixpack France, on entendait carrément non pas un mais deux track de l’alias de Kane : un extrait de Lord Calrec et un autre de Beat Vortex. C’était intéressant d’entendre cette esthétique instrumentale “à l’os” résonner sur des projets aussi différents, voire aussi isolés les uns des autres. Le disque de Dupieux reste le plus fun à écouter, c’est sûr, il a cet esprit balec, voire grotesque, très à la française ; Little Johnny a un truc narratif, limite romanesque, à l’américaine, cinématographique à fond ; tandis que de son côté Lord Calrec sonne hyper buté, tellement obstiné que ça peut en devenir comique. En même temps, cette obstination se meut par moments en lucidité, en clairvoyance : la lenteur et la répétitivité permettent de se concentrer (sur quoi, je l’ignore), mais je pense que c’est l’une des vertus de ce trip-hop sans vapeurs : la vocation “chill” du truc n’est plus de se relaxer mais plutôt d’observer l’existence et l’existant de très près, d’y voir plus clair, de dissiper la fumée et l’agitation du monde d’images et de sons, ce data overload qui a commencé à être le nôtre dans les années 80. Ce n’est plus une fuite ou une évasion, mais une sorte de révélation sobre et méthodique. Je me dis que c’est en ça que le trip-hop est peut être une musique très analytique, avec une portée politique, ou du moins politique au sens sensible, « commun » du terme : en écouter revient à prêter attention à l’ossature de la société, du quotidien, à essayer d’en saisir la trame, qu’elle soit mélancolique, austère ou brutale. C’est un album qui s’apprécie mieux au casque, dans la rue, de préférence par un jour gris, avec ciel pesant, ou sinon en effectuant une tâche répétitive au travail. Ou éventuellement si vous décidez d’organiser un cypher avec des disciples de Benjamin Epps. En tout cas, préparez-vous à une expérience d’aridité très éloignée du toucher moelleux du trip-hop “officiel”, et qui compte parmi les rares cas de hip-hop instrumental composé par un “outsider” qui fasse sincèrement et superbement honneur à ses inspirations originelles.   

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