Nagisa Ni Te ou le bouleversement du temps qui passe

Nagisa Ni Te The True World
Org Records / P-Vine Records, 1999 / 2000
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Musique Journal -   Nagisa Ni Te ou le bouleversement du temps qui passe
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Depuis combien de temps n’avais-je ressenti cela ? Cette impression d’avoir jusqu’ici vécu en ignorant poliment tout un pan de la musique, par négligence peut-être ? Et d’entendre un seul morceau qui, d’un coup , élargisse mon champ de vision et me fasse clairement apparaître ce qui était resté à la périphérie de mes connaissances et de mes goûts ?

The True World de Nagisa Ni Te ne m’a rien révélé. Cependant, il a déplacé mon regard sur la musique et les émotions qu’elle pouvait susciter chez moi comme peu de disques l’ont fait dans ma vie. J’ai d’ailleurs du mal à trouver un antécédent. En cinéma, les choses sont plus claires : je me souviens très bien du choc et de la manière avec laquelle, successivement, Les Harmonies Werckmeister de Béla Tarr, Vertigo d’Alfred Hitchcock puis, plus récemment, Les Onze Fioretti de François d’Assise de Rossellini, ont redéfini ma façon de voir des films, en me jetant au visage mes désirs de cinéma les plus profonds, sans ambages. En musique, je verrais peut-être Tutu de Miles Davis, Rifts de Oneohtrix Point Never (ses trois premiers albums compilés sur un double CD par No Fun Productions en 2009) – et aussi, sans doute, The Singles Collection de Cocteau Twins que j’avais téléchargé un peu par hasard à la fin des années 2000 après avoir lu un billet qui faisait mention du groupe écossais sur le défunt blog alainfinkielkrautrock.

Ce qui me permet de ne pas douter de l’importance que revêt désormais pour moi The True World – outre le fait que je n’écoute quasiment rien d’autre que Nagisa Ni Te ces temps-ci – tient à l’expérience d’écoute que je fis du disque, il y a quelques semaines. Je connaissais le premier album du groupe, On The Love Beach, et surtout l’album 肉を喰らひて誓ひをたてよ des Hallelujahs –  sorti sur le même label et avec plus ou moins les mêmes musiciens – disque un peu culte de rock psyché brut qui, tout comme le premier disque de Nagisa Ni Te, ne m’avait pourtant jamais totalement convaincu.

Je ne sais pas bien ce qui m’a décidé à réécouter On The Love Beach, et surtout, à télécharger tous les albums de Nagisa Ni Te que je pouvais trouver sur Soulseek. Si On The Love Beach (dont le titre suscite naturellement ma clémence en m’évoquant l’un de mes morceaux favoris, et je ne parle pas de Neil Young) m’a plus séduit cette fois-ci, ce sont surtout les albums suivants de Nagisa Ni Te, The True World et Feel, qui m’ont fait complètement reconsidérer à la fois le groupe, la scène dont il était issu et tout ce pan du rock japonais des années 1990 qui faisait résonner une musique décharnée et archaïque, très loin de la rétromania d’une Shibuya-kei dopée à la technologie de studios tokyoïtes suréquipés, à laquelle mes goûts avaient prêté allégeance il y a longtemps déjà.

Je me suis donc retrouvé, un soir de septembre 2022, assis sur mon lit, à écouter au casque The True World, et à faire preuve, sans que cela ne semble demander le moindre effort, d’une concentration totale. Impossible d’arrêter la musique, de me lever et de faire quoi que ce soit d’autre que de m’absorber complètement dans l’écoute, dans cette immobilité indolore que provoque ce genre de stupeur et dans laquelle je me tins jusqu’à la moitié de l’album et le morceau « She », dont le rythme enlevé me sortit finalement de ma torpeur.

Jamais, je crois, je n’ai vécu une expérience de dilatation du temps aussi convaincante. Rien à voir avec ce que j’ai pu ressentir devant certains lives d’ambient : moments qui semblaient hors du temps, ou plutôt qui donnaient l’impression d’un temps suspendu, ou encore, d’être tout simplement interminables. Cette fois, c’était différent : c’était bel et bien le passage du temps que faisait ressentir The True World, un étirement surnaturel de ce dernier, comme si chaque seconde s’écoulait dans un goutte à goutte irrégulier. Je crois m’être dit quelque chose de cet ordre-là au milieu du quatrième morceau de l’album, justement intitulé « Time », et qui me semblait battre les secondes, non pas en suivant un temps métronomique qui lui préexistait, mais en donnant au contraire le tempo à l’univers tout entier. Cette impression s’intensifiait avec le morceau suivant, « Far Cry », ballade aux harmonies très beatlesiennes, et dont seul le riff de guitare pouvait, le temps du morceau, donner le rythme de mon existence.

Je crois que ce sentiment était exacerbé par cette curieuse façon qu’ont les morceaux de s’échouer dans le silence. On pourrait d’ailleurs être tenté, à certains moments de l’album (comme sur « Twilights » ou « Space Between I And I »), de qualifier la musique de Nagisa Ni Te de « fantomatique » ; rien ne me semble cependant moins vrai. Elle exerce au contraire une présence dure, on ne peut plus solide et humaine : ce ne sont pas à des êtres éthérés que nous avons à faire, mais à des corps qui s’éprouvent dans chacun de leurs gestes et chacune de leurs paroles. La vérité de ce True World tient sans doute à son caractère laborieux : les doigts douloureux qui grattent les cordes de la guitare, la gorge qui chauffe et la voix qui se voile, les callosités qui apparaissent à force de frapper les toms de la batterie, tout cela, je l’éprouve moi aussi, dans ma chair. Et tout cela se retrouve condensé dans cette manière de chanter si particulière, virtuosement faux : un exercice de douceur et de dureté mêlées qui procure un léger vertige, et qui surtout me bouleverse.

Outre l’impression d’un temps dilaté, l’album s’illustre aussi par sa longueur : 1 heure 20 en seulement 14 morceaux, la plupart oscillant entre 6 et 11 minutes, procédant à une sorte de doublement des standards de la pop. Je me permets de parler de tel standards industriels car, je ne l’ai pas encore dit, mais il s’agit d’une musique résolument pop : tout, des progressions harmoniques aux mélodies, renvoit à des décennies d’écriture pop. J’ai déjà convoqué les Beatles, mais on entend sans peine Sonny & Cher, les Beach Boys ou Bowie dans les interprétations de Nagisa Ni Te, à tel point qu’on se demande parfois si certains morceaux ne sont pas des reprises de tubes des années 1960 ou 1970 qu’on aurait oubliés.

Le disque semble de surcroît boucler sur lui-même, la dernière note de piano renvoyant aux premières notes de « The True World » sur lequel s’ouvre l’album ; un instrument assez absent du disque, par ailleurs, puisque tout repose sur la formation canonique voix-guitare-basse-batterie, agrémentée d’effets sommaires – un peu de reverb, tout au plus. « Sommaire », cet adjectif résume d’ailleurs parfaitement ce qu’il y a de merveilleux avec ce disque. Un peu à la manière du superbe film d’animation de Kenji Iwaisawa, On Gaku, The True World est une invitation à faire de la musique avec peu de moyens : l’important, nous rappelle-t-il, étant l’expérience collective – l’une des expériences les plus spirituelles qu’il m’ait été donné de vivre.

Ecouter The True World est une expérience similaire à la lecture de – au hasard – Stendhal, et permet d’accéder, par le prisme de nos émotions, à un monde qui n’est plus, et qui n’a peut-être jamais été : les collines de l’Émilie-Romagne et les marais brumeux de Mantoue par une journée caniculaire du début du XIXe siècle, ou la fin d’une après-midi d’août dans une ville moyenne du sud du Japon, au milieu des années 1990. The True World offre aux rayons de soleil d’une fin d’été tardive l’occasion de percer une dernière fois, dans la grisaille humide qui vient de s’installer, teintant de cette mélancolie si particulière qui m’évoque à la fois la fin des vacances d’été et la fin du XXe siècle, en ce mois de septembre où l’on nous a enjoint à la plus grande sobriété. Une terne sobriété néolibérale à laquelle Nagisa Ni Te oppose une sobriété solaire, émouvante et profonde.

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