Trois morceaux de la B.O. du « Monde de Demain » résolvent l’épineux problème de la reprise dans le rap

DEE NASTY, AMINE BOUHAFA, NTM… ET LES ACTEURS ET ACTRICES DE LA SÉRIE Le Monde de demain (B.O.)
Milan, 2022
NTM & ASSASSIN, B.LOVE, DEE NASTY ET LES ACTEURS ET ACTRICES DE LA SÉRIE Trois originaux, trois reprises
Playlist YouTube, 1989/2022
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Ce n’est pas la première fois que je vais faire du copinage en parlant d’un disque dans Musique Journal, mais là ce n’est pas juste que je suis copain avec certains des gens à l’initiative du projet, c’est que j’ai carrément rédigé les notes de pochette du disque dont je vais parler. Il s’agit de la bande originale de la série Le Monde de demain, dispo en streaming sur le site d’Arte depuis quelques semaines, réalisée par Katell Quillévéré et Hélier Cisterne. Vous en avez peut-être entendu parler, ça raconte la naissance du hip-hop en France à travers les destins croisés de Dee Nasty et NTM et de leur entourage. Mon point de vue ne peut donc pas être neutre, compte tenu de mon implication, même si celle-ci se limite à ce boulot d’écriture en bout de chaîne, alors que le disque et la série étaient finalisés depuis des mois. 

Mais j’ai quand même envie de sincèrement vous inviter à regarder ces six épisodes, qui pour moi sont un des tous meilleurs trucs qu’on ait vu en France en matière de fiction sur la musique et plus généralement en matière de fiction sur des faits culturels réels. Je ne suis pas trop rodé en critique ciné ou série mais j’ai trouvé le résultat très bien dosé entre le didactique et le cinématographique, les deux réalisateurs ont réussi à esquiver l’écueil du récit surplombé par sa propre légende pour raconter l’histoire du rap telle qu’elle a été, à partir d’heures d’entretiens avec ses pionniers, et à éviter d’appuyer sur les boutons relous du clin d’œil pop et de la perspective anticipée genre « et la suite de l’histoire, on la connaît tous… »

On suit la vie de Daniel (Dee Nasty), Didier (JoeyStarr) et Bruno (Kool Shen) comme on suivrait la vie des mecs de banlieue lambda qu’ils étaient, et qui avaient juste la particularité de s’être pris de passion pour cette culture new-yorkaise que la France rock ne comprenait pas du tout, ou ne voulait juste pas prendre au sérieux. Je savais déjà qu’Anthony Bajon, qui joue Kool Shen, était un super acteur, et j’étais content de découvrir Melvin Boomer et Andranic Manet, qui se débrouillent comme des chefs, respectivement dans les rôles de JoeyStarr et Dee Nasty. L’actrice Léo Chalié est incroyable dans son personnage de Béatrice, la copine de Daniel, une meuf qui, comme on dit, ne s’en laisse pas conter. Il faut souligner que Bajon et Boomer, mais aussi Laïka Blanc-Francard (Lady V), Daouda Keita (Solo), Emmanuelle N’Zuzi (B.Love) et quelques autres ont appris à danser (ou peut-être qu’ils savaient déjà, j’ai pas vérifié) pour le film, et que ça rend les scènes de danse particulièrement excitantes à regarder. 

Si je me permets de parler d’une série sur un site qui parle de musique, c’est que j’ai beaucoup aimé le soin et la passion que Katell Quillévéré et Hélier Cisterne ont mis pour filmer d’abord la danse, puis le rap, deux objets musicaux en général assez mal retranscrits par les caméras françaises. La scène initiatique au Trocadéro annonce la couleur : les corps des breakers sont saisis longuement, on capte les mouvements des artistes qu’ils sont (et qu’ils montrent littéralement qu’ils sont par leurs seuls gestes), et ces plans patients retranscrivent selon moi l’effet exact de fascination qu’on peut ressentir face à ce genre de phénomène. C’est un truc irréel, étrange, plus qu’humain, qui demande aux danseurs un travail de fou mais qui donne aux spectateurs une impression presque naturelle et spontanée, on dirait un truc réalisé sans effort. Tout ça se passe au son de « Vitamin C » de Can, un choix qui pourrait paraître improbable mais qui a été validé par Dee Nasty et JoeyStarr, consultants très attentifs de Hélier et Katell au même titre que Kool Shen et de DJ Détonateur S, réapparu pour l’occasion. Ma consœur Manue de l’Abcdr a publié hier une superbe interview des deux réalisateurs où elle leur fait raconter toute la préparation du projet, les gens plus ou moins faciles à retrouver, les versions différentes de certains événements selon les témoins, etc. Lisez-la, c’est passionnant et très instructif. 

Toutes les autres scènes de danse sont excellentes, leur rendu d’un réalisme rafraîchissant, jamais on ne se croit dans un clip ou une pub, et j’ai bien aimé comment la complicité et la complémentarité entre Didier et Bruno se construisaient entre autres par leur apprentissage du break ensemble, sachant qu’ils en pratiquaient deux styles distincts (Joey reste debout, tandis que Shen fait des figures au sol). On sait qu’eux et leurs amis ont ensuite exploré le graffiti, puis le rap, et la scène fondatrice du freestyle chez Dee Nasty avec Assassin sur Nova en 1989 est reconstituée presque à l’identique, dans toute sa puissance et toute sa fougue.

On a là affaire à une situation inédite, puisqu’on sait que la pratique de la reprise est presque inexistante dans le rap, surtout français. Les artistes peuvent faire plein de citations d’autres artistes, ça ok, mais reprendre tout un texte d’un autre, là non, c’est pas l’esprit. Ici, les acteurs, qui évidemment n’étaient pas nés à l’époque, rejouent mot pour mot les couplets de Solo, Rockin Squat, et donc de Kool Shen et JoeyStarr. Alors non, bien sûr, ce ne sont pas tout à fait des reprises « normales », puisqu’une reprise est censée être l’œuvre volontaire d’un tiers, pas celle d’un comédien qui joue l’artiste initial. Mais ce n’est pas non plus une stricte copie, puisque les quatre jeunes gens ne font pas leurs Laurent Gerra, et plutôt que de singer exactement ceux des quatre vétérans gardent un minimum leurs timbres personnels, tout en récréant l’énergie qu’ils ont perçue dans l’enregistrement de base. Bref, c’est un type de reprise d’un genre à part, mais en tout cas c’est à la fois extrêmement réussi et un peu troublant. Je ne trouve pas d’exemple comparable, et comme je n’ai vu ni Cloclo ni La Môme je ne sais pas comment ils s’y sont pris pour restituer les chansons. Je sais juste que dans Aline, c’est un sosie vocal assez convaincant de Céline Dion qui est utilisé puisque la prod n’a pas pu obtenir les droits des originaux. Mais ce n’est pas pareil, puisqu’on ne parle pas du tout de la même musique, ni de la même approche de l’art, et encore moins du même niveau de moyens techniques.

Plusieurs autres morceaux de la B.O. ont ce même statut hybride que je trouve super intéressant. Il y a « Lucy », au départ un fantastique track afroféministe (et afrocentriste) de Rappattitude 2 chanté par B. Love (accessoirement co-produit par Boom Bass – dont je crois reconnaître notamment la patte “psyché-soul” dans le passage instrumental avant le dernier couplet – et enregistré par Zdar), interprété dans la série par Emmanuelle N’Zuzi, avec une instru re-composée par Dee Nasty qui reprend des éléments de l’original tout en y ajoutant des trucs à lui. Il y a aussi un son « à la manière de Jhonygo », dont la conception est bien détaillée dans l’interview de l’Abcdr, où Dee Nasty a cette fois-ci recomposé un beat mais aussi carrément écrit un texte à la place du fameux rappeur pionnier, indisponible aujourd’hui. 

Et puis il y a une autre chanson que j’adore et que j’écoute en boucle, c’est la reprise par Andranic Manet de « Ton sourire », chanson d’amour au départ produite mais également rappée par Dee Nasty, extraite de son album éponyme de 1991, sur lequel on entend, sorti un peu de nulle part, le saxo de Yazuaki Shimizu (peut-être que Martin Meissonnier a fait la connexion puisqu’il avait produit le LP de Shimizu quelques années plus tôt et qu’il bossait lui aussi chez Nova). Donc ce qui s’est passé, c’est que Dee Nasty a produit une nouvelle instru, finalement pas si proche de son propre original, et qu’il a fait rapper à sa place l’acteur qui joue son rôle. Je ne crois pas que je vexerai Dee Nasty en disant qu’il n’est pas tout à fait un rappeur-né, sa signature vocale est beaucoup trop douce et murmurée pour lui permettre de s’imposer en tant que MC majeur face à des mecs comme Solo ou Kool Shen, autrement dit le mec est clairement le contraire d’un kickeur – si on devait le comparer à un rappeur américain de l’époque, ce serait feu Prince Be de PM Dawn. Mais étrangement, sur ce morceau hyper romantique dédié à son amoureuse (la Béatrice susmentionnée), son espèce de timidité donne un truc touchant, en harmonie avec l’instru qui sonne plus comme du Soul II Soul que comme du rap new-yorkais de l’époque. Et donc, trois décennies plus tard, Andranic a cherché à reproduire ce ton si spécial, mais avec sa conscience de comédien, et je trouve qu’il arrive à interpréter encore mieux l’intensité et la beauté du sentiment exprimé au départ par Dee Nasty. C’est fou comme truc, le gars a tellement intégré la maladresse mignonne de son personnage qu’il parvient à la performer encore plus justement que la réalité, ou disons à en offrir un rendu encore plus précis. Quelle magie ! Et puis ce côté sous-rappé fait que les deux morceaux sonnent plutôt comme des chansons de pop cool du début 90s que comme du rap, ça pourrait être des petits tubes FM avec un élément rap, et sur moi ça exerce un charme incomparable.

Sur le reste du disque, on a quelques classiques du hip-hop américain, puis les compositions originales qu’on entend dans la série, signées d’un côté par Dee Nasty qui là encore a voulu faire des choses « à la manière » de ce qu’il jouait et entendait à l’époque, et de l’autre par Amine Bouhafa, musicien qui lui vient du classique et qui a notamment travaillé autour du quatrième prélude de Chopin, célèbre sample de « That’s My People ». Il y a aussi, forcément, « Le Monde de demain » de NTM (dont je ne me lasse toujours pas, ce sample de Marvin Gaye, alors là, gloire à toi Détonateur S !) et « Paname City Rappin' » de Dee Nasty, tous deux gardés dans leurs versions originales (écoutez donc l’album dont il est extrait, si vous le ne connaissez pas, ça vaut grave le coup, même si ça essuie les plâtres).

Je réécoute des couplets de JoeyStarr en terminant cet article, et je pense qu’un jour il faudrait qu’on parle sérieusement de la complexité syntaxique et lexicale de ses vers, à base de gérondifs dans tous les sens et de choix de vocabulaire dignes du Versailles de Marie-Antoinette. Je m’en occuperai peut-être un de ces quatre, mais d’ici là je vous laisse regarder cette formidable série, et écouter ces morceaux si spéciaux qu’elle a permis de faire enregistrer par ses acteurs et actrices. Bon weekend à toustes !

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