Pour aller mieux en 2023, on pourrait consommer moins de musique volontairement (et, d’ici là, écouter les sorties du label PSSNGR)

GEMVALLEY MUSIQ Abu Wronq Wronq
PSSNGR, 2022
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Musique Journal -   Pour aller mieux en 2023, on pourrait consommer moins de musique volontairement (et, d’ici là, écouter les sorties du label PSSNGR)
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Je n’ai pas besoin de regarder les bilans de fin d’année pour m’apercevoir que j’ai vraiment très très peu écouté de nouveautés en 2022. J’ai même dans l’ensemble consommé peu de musique de manière volontaire, ou du moins je n’en ai pas écouté avec la même intensité que l’an dernier et a fortiori qu’il y a dix, quinze ou trente ans. Ça faisait justement trente ans, cette année, que j’ai commencé à prendre les disques et les chansons au sérieux, vers le milieu de 1992, quand je découvris extatique trois chefs-d’œuvre (et aussi pas mal de trucs que je ne réécoute plus jamais) : le EP You Made Me Realise de My Bloody Valentine oublié sur la chaîne hifi par un pote de ma sœur Cécile, Pet Sounds des Beach Boys découvert via un numéro spécial des Inrocks et Low End Theory de A Tribe Called Quest, que recommandait un fascicule vachement bien fait édité par la Fnac, dont je ne me rappelle plus le nom ni le projet éditorial, sans doute une idée de discothèque idéale. À l’époque j’avais l’impression de découvrir un nouveau continent caché, une drogue gratuite et sans ramasse, une source de lumière béatifiante dispo quasi H24. Aujourd’hui, si ça peut revenir un peu sous cette forme par instants, dans l’ensemble ça s’est banalisé, bien sûr.

Peut-être que trois décennies, c’est déjà beaucoup de temps consacré à une passion et on sait que la plupart des gens arrêtent de vouloir découvrir « des musiques » vers la fin de la vingtaine. D’ailleurs je ne crois pas que la passion se soit dissipée pour de bon, là, juste au cours de ces douze derniers mois, je me dis plutôt qu’au fil des années l’activité de mélomane, musicophage, critik zik, tend à s’épuiser pour différentes raisons. Et la principale de ces raisons, je pense, n’est pas un épuisement dû à l’âge ou à la fatigue du travail ou autre, c’est juste, je crois, qu’on finit par comprendre que la masse quasi infinie de sons qu’on se retrouve chaque jour à écouter ne peut être sainement perçue et intégrée par un organisme qui, lui cherche bon an mal an une forme d’équilibre et de sérénité, même quand il s’agit de musique riche en événements et en superpositions.

Ça ressemble à un dérèglement typique du capitalisme, il y a trop d’offres pour pas assez de demandes, ou, pour être précis, les demandeurs ne s’avouent pas qu’ils n’ont pas assez d’énergie pour absorber tout ce qu’ils aimeraient en théorie écouter (et réécouter). Dans mon cas, cette année je pense que j’ai réellement écouté un seul nouveau disque plus de trois fois en entier, sans zapper : c’est celui d’Omerta, et c’est un album qui pour le coup ne se veut pas trop frontal. Mais pour le reste, dans le rap, la techno, le rock, comment font les gens, sérieux ? Tant de dynamiques et de ruptures et d’intentions et d’affects empilés anarchiquement, ça peut rendre malade, non ? C’est quoi cette vie où tu passes des heures et des heures sous casque à ingérer des centaines de tracks où il se passe mille trucs, pendant que ta demi-vie réelle suit son cours, tu regardes le mur, la fenêtre, le trottoir, la route et après t’es là, « salut la team voici mon top 10 des sorties du mois, une sélection de projets consistants d’un bout à l’autre, c’est garanti 100 % solide ». Comment des auditeurs, même ultra spécialisés, peuvent sincèrement et en si peu de temps recommander autant de choses (et en exclure autant d’autres) ? Je comprends sans problème le principe d’avoir un crush sur un titre ou deux, mais perso je ne suis pas capable de dire qu’un album, ou même un EP, mérite d’être « poncé » plutôt qu’un autre, juste en l’écoutant en boucle pendant une aprèm. Je vais pas faire du chantage à la pratique, je sais bien que les artistes ont besoin de retours, mais franchement, surtout pour des musiciens qui débutent, je trouve que c’est limite de la cuistrerie de dire du bien ou du mal d’une sortie en lui ayant accordé si peu de temps, juste parce qu’il faut en parler sur son média ou sur Twitter. Mais le débat est ouvert, si vous êtes pas d’accord, je vous écoute.

Et si je m’égare sans doute un peu, je voudrais en revanche ajouter une remarque sur tous les objets discographiques dont il a été question dans Musique Journal, afin de montrer que nous sommes aussi concernés par ces problèmes même si nous ne parlons que très peu de l’actualité. Pour bien écrire ou bien éditer un texte sur un disque, il faut lui accorder un nombre minimum d’écoutes : ça peut ne pas être en intégralité à chaque fois mais disons qu’en général je me retrouve à ingérer jusqu’à dix fois ou quinze fois des albums entiers (souvent anciens, comme vous le savez). Et ce qui est relou, c’est qu’une fois que j’ai bien digéré tout ça et fini le texte, eh bah dans 99 % des cas, je ne me remets plus jamais le disque, du moins pas avant six bons mois (et malgré ça je peux en garder certains titres imprimés dans le cerveau pendant des semaines, notamment avec les trucs chantés en français). Ça génère à notre corps défendant un rapport utilitariste et consumériste à la musique, que je regrette évidemment mais auquel je ne peux pas tout à fait échapper. Ce qui fait que lorsque je teste un disque inconnu, récent ou non, j’en viens à pressentir inconsciemment ceux que je ne vais pas pouvoir me coltiner plus d’une ou deux fois de suite, même s’ils sont par ailleurs très intéressants voire super bien.

J’ai sans doute l’air déprimé par cette situation, mais en réalité pas trop : ce n’est pas comme si j’étais contraint d’abandonner une passion parce que je n’ai plus la force de la vivre. C’est plutôt une façon d’admettre que toutes ces années de surconsommation et d’enthousiasme sans cesse décuplé méritent désormais d’être refermées, ou du moins d’évoluer vers des pratiques autres. Je ne sais pas, sans parler de slow listening, je trouve que c’est pas mal aussi de ne pas s’obliger à toujours écouter de la musique en voiture ou chez soi ou au travail : faire stop sur YouTube ça fait du bien, le silence c’est sympa aussi, et surtout on ne va pas mourir de moins écouter de musique et de moins être au courant de ce qui se passe, surtout qu’à 43 ans ça peut vite faire tiep de vouloir à tout prix suivre les dernières tendances et les nouvelles scènes – je n’aurais pas du tout aimé qu’un mec de deux fois mon âge veuille faire pote avec moi quand j’étais un jeune auditeur surexcité par Drexciya, les Neptunes ou le grime, mais peut-être que les vingtenaires d’aujourd’hui sont moins sectaires, je l’ignore.

En parallèle de cette politique d’écoute raisonnée et audioresponsable, j’ai donc développé des modes de découverte qui privilégient une forme de hasard et d’amateurisme. Disons que j’essaye de « déconstruire mon expertise » et de démanteler ma tour d’ivoire de critique sachant en shazamant sauvagement dans les lieux publics à peu près tout morceau qui m’interpelle. C’est salutaire de se voir ainsi redescendre narcissiquement, de chuter du haut de la flatteuse image qu’on se projette de soi-même, de ses goûts et de ses connaissances. J’ai ainsi flashé sur un track de je ne sais plus quelle signature Roche Musique, sur un autre de Hatik (celui avec Amel Bent), et une fois je me suis demandé qui était ce chanteur à la voix si veloutée et l’appli a répondu « Elvis Presley ».

J’ai aussi plus que jamais apprécié les progs des radios de supermarché. Il y a Intermarché et sa rotation mi-golds mi-nouveau cauchemar français (Ben Mazué, les Frangines, Adé, mais aussi des gens plus confidentiels mais non moins terrifiants, comme Malo’ ou Anna Sila). Il y a aussi Carrefour City et sa focalisation pop-rock « contemporain » avec des combos de saveurs pas possibles (dubstep/blues, country/trance), mais toujours un bon petit Coldplay pour se mettre bien quand on ouvre le grand frigo de bières. Ou encore le Franprix et sa playlist plus erratique, mais où j’ai néanmoins entendu une fois un superbe enchaînement Prefab Sprout/Plaid/Sister Sledge. Il y a aussi un snack thaï tenu par des jeunes meufs en bas de mon bureau, elles écoutent super fort The Weeknd et Ariana Grande et des trucs rnb thaï, c’est une expérience qui vaut le détour. J’ai également kiffé les musiques d’attente au téléphone ou des ascenseurs et je vais peut-être finir par faire un grand montage de tout ça sur Soundcloud. Mais en même temps, l’an prochain, je vais bientôt m’installer chez moi une vraie chaîne avec lecteur CD et platine vinyle digne de ce nom, et en tout cas je peux déjà vous dire qu’écouter du reggae en physique avec des baffles correctes, quoiqu’en diront les accélérationnistes, eh bah ça n’a rien à voir, c’est un monde tout entier qui se dévoile sous vos pieds, bâti par Sly & Robbie et Harry Mudie, au choix. Je me dis en résumé que mon année de mélomane a peut-être plus habité ces espaces que Bandcamp, YouTube et Spotify.

Il y a quand même un certain type de production digitale que j’ai vraiment kiffé cette année, et je suis déçu qu’il n’ait pas mieux pris en France ou ailleurs, même si ça va peut-être venir l’an prochain, c’est cette micro-scène basée à Mamelodi, un township de Pretoria en Afrique du Sud. La « Rough MusiQ » ou « Rough Amapiano » de Toxicated Keys et GemValleyMusiQ est sans doute la forme de dance music qui m’a plus ébloui depuis cinq ou dix ans, avec un culte de la clunk bass, démoniaque preset FL que les producteurs susmentionnés manipulent sans vergogne, on accède à une sphère de psychédélisme sans précédent, une caverne aux parois nappée de métaux liquides où des gens s’enferment de leur propre gré jusqu’à devenir fous c’est-à-dire détenteurs de la gnose d’aujourd’hui. Ça détonne pas mal dans le spectre sud-af qu’on savait déjà méga riche mais pas forcément tourné vers ce genre de futur et de sonorités. C’est le OG Jess qui sort tout ça sur son label, PSSNGR, où l’on trouve d’autres artistes du pays de Mandela mais basés dans d’autres coins, en l’occurrence ils sont issus de la subculture Skhothane, dont les quelques morceaux disponibles semblent établir une réjouissante passerelle avec la Jamaïque – écoutez la voix de U-Girl, vous comprendrez.

Sinon dans un autre genre (et même un très très autre genre), j’ai adoré sans surprise le nouvel album de George Issakidis sorti chez Optimo : Navigating the Kali Yuga Vol. 1, je crois que le titre parle de lui-même, c’est clairement pas le genre d’album qu’on peut résumer en trois écoutes en buvant plein de cafés. Bravo George, et bonne écoute à vous toustes, on se retrouve avant la fin de l’année et au début 2023 on essaiera de vous préparer des trucs bien pour les quatre ans du site.

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