Contredisez-moi si vous voulez, mais j’ai le sentiment qu’on n’aime pas assez la musique de Marc Almond, qu’on n’en parle pas si souvent que ça et qu’on ne l’écoute que d’un peu loin, du moins en France, et hors de sa fidèle fanbase de la première heure. Peut-être un peu dépassée ou estompée par le personnage qui l’incarne, l’œuvre solo du chanteur de Soft Cell (groupe lui beaucoup plus cité) compte pourtant plein de moments dingues, du moins à son prime des années 1980. Ses deux fantastiques albums signés sous le nom de Marc & The Mambas, sortis en 1982 et 1983, se démarquaient du son synth-pop de Soft Cell pour aller creuser plus profond le sillon cabaret et explorer des aires méditerranéennes qui ne s’entendaient pas dans les albums très « Soho la nuit » du fameux duo qu’il formait avec Dave Ball. Les Mambas étaient une sorte de collectif à géométrie variable, auquel contribuaient entre autres Flood, Matt Johnson de The The, J.G. Thirwell aka Foetus, Annie Hogan ou encore Cindy Ecstasy (qui était aussi vendeuse de drogues, et notamment de MDMA, d’où ce sobriquet). Certains membres suivirent ensuite Almond dans un deuxième backing band appelé les Willing Sinners et c’est un des albums signés par cette formation que je vous recommande aujourd’hui.
Honnêtement, c’est mon goût strictement perso qui me fait aller vers Stories of Johnny et comme je viens de le dire, vous pourriez vous ébahir devant à peu près n’importe quel album de Marc Almond à cette période, disons jusqu’à l’album de reprises de Brel, Jacques (1989), qu’on peut selon sa sensibilité inclure ou non à cet enchaînement de super bons disques. Je pense que Johnny a retenu mon attention pour des raisons prosaïques : il est un peu plus clair et lumineux que les autres, avec un son fidèle aux tendances de l’époque (new-wave, indie, electropop, en gros) qui me sert de zone de confort, c’est pas plus malin que ça comme explication. Mais en tout cas ce que j’en retiens, ce ne sont pas juste ces instrumentaux bien pensés, mais surtout la voix de Marc, son jeu, son attitude ultra fierce, ce chant qui est la star absolue. On l’avait vu avec les Mambas se plonger dans l’univers de la corrida et même si l’image est cliché c’est une évidence que face au micro l’Anglais se présente en toréro. Ancien étudiant en art et plus précisément en performance art, le mec sait se positionner, interpréter, en faire trop, lancer son corps, narguer, virevolter, piquer, changer d’humeur d’une mesure à l’autre. Le cabaret reste bien sûr son principal repère, avec ce chant parlé-chanté qui énonce des paroles faciles à comprendre et qui à tout moment peut exploser. Ce que j’adore, c’est qu’à l’inverse de la plupart des artistes qui font du parlé-chanté, Marc est toujours davantage du côté du chanté que du parlé, et quand il parle on sent que les notes n’attendent que d’être lâchées. Même si concrètement il ne lâche jamais tout à fait la bride, la retenue demeure, ça ne cherche que très peu la performance de diva. Il fait monter la tension, voire sème un peu la panique, mais adore rester au bord du précipice en montrant qu’il garde quand même son maintien, sa poise. On l’entend par exemple sur « The Flesh Is Willing » où il pourrait pourtant se permettre, au dernier refrain, d’aller jusqu’au climax, mais non, il prend plaisir à revenir au calme au début des refrains, à micro-ajuster ses placements et ses variations, à temporiser avec grâce et vice. Tout comme la nuit il slalome fièrement entre les bites et les traces de speed, le jour Marc se fraie sans peine un chemin entre les cordes et les pianos et impose dans chaque chanson sa forme personnelle de virilité alternative. On sait que le gars est là pour live the life, comme on dit, qu’il donne tout sans penser à demain, en mode sacrifice/plan direct, mais fait tout ça auréolé de gloire et d’assurance.
Drogué mais digne, bottom mais puissant (power bottom ?), Almond le performeur suggère dans ce disque comme dans les autres de cette ère une approche de la vie et du chant qui concilie virtuosité sans peur et vulnérabilité totale. Et cette coexistence tient de la leçon, on l’entend accomplir sous nos yeux une prouesse tant artistique que pratique – presque au sens linguistique du « performatif » –, il nous donne une leçon de développement personnel en musique, à sa manière. L’écouter en train d’avancer sa voix, de prononcer ses mots, de tenir tête aux arrangements, tout ça donne de la confiance, de la vitalité, une force inexorable mêlée d’insouciance mais pas oublieuse de la souffrance. Almond dit en gros qu’en dépit des traumatismes et des « conduites à risques », il s’est trouvé un endroit où il peut performer la meilleure version de lui-même, la plus assurée, la plus arrogante, ou la plus au bord du gouffre, peu importe, l’essentiel c’est qu’il montre qu’il est là, à l’exécuter devant nous et qu’il veut nous aider à nous aussi trouver notre endroit. Même quand il se place légèrement en retrait, comme dans « Always » ou « My Candle Burns », où il peut sembler fragile au départ, c’est un retrait qui peu à peu se gorge d’une énergie qui sans devenir exactement agressive, donne l’impression de défendre son territoire sans faire de prisonnier, de profiter tel un judoka de la force de l’adversaire pour le mettre à terre. Sur le dernier track, plus lent que les autres, avec des chœurs en continu, « Loves Little Whites Lies », Marc achève l’affaire en chevauchant carrément les arrangements et semble s’élever vers les cieux au refrain, mais je crois que je préfère les couplets où son talk-over stylisé pourrait quasiment s’écouter comme du rap un peu relâché, du spoken word, je sais pas, mais en tout cas ça me donne envie d’affronter des choses qui d’ordinaire m’effraient. Des gens vont regarder des tutos pour apprendre à croire en eux, et pourquoi pas si ça marche, mais perso j’écoute Marc Almond.
Triple PS :
- si vous aimez le Marc quasi rappeur et que pour une raison qui vous regarde vous n’avez jamais écouté le premier album de Soft Cell, allez cliquer tout de suite sur le chef-d’œuvre « Seedy Films », morceau littéralement inusable, soit l’exact contraire de « Tainted Love » qui doit figurer au Top 5 des tubes tellement matraqués qu’ils ont été vidés de toute leur magie, comme dans un autre genre certains classiques des Beatles ou de Bob Marley.
- sur l’album Mother Fist qu’il sortira deux ans plus tard, et que je vous conseille aussi, Marc démarre par une chanson d’inspiration vraisemblablement hispanisante que j’adore, dont l’air me fait vachement penser à celui d’une chanson qu’en revanche je n’aime pas du tout : « Clandestino » de Manu Chao. Je me suis dit que ce devait être un air traditionnel mais ni Marc ni Manu ne le signale, les deux titres sont crédités comme des compos à eux. Quelqu’un a le fin mot de l’histoire ?
- J’ai mis en lien les deux Mambas et le Mother Fist mais voici aussi Vermin in Ermine, A Woman’s Story/Violent Silence et The Stars We Are, j’espère que ce sera édifiant, pédagogique et revigorant pour vous comme ça l’est pour moi.