A Celebration of The Euphoria of Life est sorti l’an dernier, presque jour pour jour. Londonienne d’origine irlandaise, ELLES a réussi l’exploit rare de fabriquer un album de dance music qui soit vraiment dansant et pas envahi par les interludes et autres « chapitres » ambient/expé/IDM/downtempo ou que sais-je, mais qui ne soit pas non plus une suite de tracks « taillés pour régler leur compte aux dancefloors les plus coriaces ». C’est un poncif qu’on répète souvent sans toujours bien l’éprouver en réalité – et qui se dit autant des albums que des mixes – mais ce disque nous raconte une histoire, en l’occurence l’histoire d’une nuit de clubbing ordinaire, une soirée où il ne se passe rien de plus marquant que la moyenne. La voix d’ELLES parle ou chante sur les morceaux et au fil des écoutes on s’aperçoit que se tisse en effet un vrai fil narratif, mais c’est un fil discret qui ne nous force jamais la main et qui tient plus d’un environnement ou d’une vibe que d’un récit explicite, plus ou moins édifiant.
Si l’aventure nocturne ici relatée est ordinaire, le contexte où ELLES l’a élaborée l’est en revanche un peu moins, puisque son disque a été conçu en grande partie au cours du confinement. Plutôt que de documenter des expériences vécues le weekend d’avant, l’Anglaise a donc cherché à récréer dans sa musique une hétérotopie auquel ni elle ni personne d’autre (ou presque) n’avait alors accès, ce qui donne à l’ensemble la couleur de l’absence, du désir inassouvi de communauté et de contact. Et si Celebration ne suit donc ni ligne esthétique stable (les tons et les genres y sont très contrastés), ni intrigue identifiable même si l’on y parcourt différents lieux (la voix d’ELLES relate tantôt ce qu’elle voit, tantôt ce qu’elle se dit dans sa tête), c’est que son autrice a voulu, comme elle me l’a écrit, « raconter une soirée mais plus largement toutes les soirées, passées, présentes ou futures, les faire coexister toutes en même temps ».
L’album réussit à explorer l’intimité tout en se servant d’un langage fonctionnel (venu en vrac du UKG, de la dub-techno ou de la house baléarique), précisément parce qu’il fait résonner des affects inédits dans ces sons de club, qui sont marqués par le manque, les souvenirs, imprégnés des résidus d’émotions de celles et ceux qui en temps normal les consomment. Sur certaines plages s’intègrent de faux field recordings, des sonorités d’ambiances qui restituent l’immersion du club. « Je voulais que ça sonne humain, dans la forme comme dans le fond, je voulais garder le côté DIY qui caractérise ma façon de faire ma musique », explique l’artiste. « J’avais envie qu’on sente que c’est fait “à la main”. Dans ma famille, on a une expression quand on veut dire qu’un plat est délicieux : it tastes like someone made it. J’ai voulu qu’on puisse sentir la même chose dans ma musique, qu’on y sente la vie, l’humanité. » J’ajouterai que par moments, certains tracks sonnent non seulement « faits à la main » mais aussi entendus par l’oreille de la jeune femme : s’ils sont si beaux et si évidents, on se dit que c’est qu’elle les a préparés en se positionnant en auditrice autant qu’en productrice, en clubbeuse privée de dancefloor autant qu’en artiste fournisseuse de matos aux DJ. On pourrait presque se dire qu’elle les a goûtés avant de nous les faire écouter.
Voici donc un album de dance music qui est aussi un album sur la dance music, ou plutôt sur l’expérience de la dance culture, des clubs, de la nuit, des drogues, du sexe. Une expérience qui lorsqu’elle disparaît semble par défaut nous rappeler d’autant plus vivement ce qu’elle « nous fait » et à quel point elle nous manque. ELLES évoque la solitude, d’une part celle qu’on peut vivre au milieu de la foule, quand les clubs sont ouverts, mais surtout celle qui nous envahit lorsqu’on ne peut plus sortir, plus voir de gens, plus danser avec eux, plus se retourner la tête avec eux, plus coucher avec eux ou juste tous les aimer d’un amour pur et sincère, comme ça peut arriver quand on a pris des produits. C’est en se languissant de ces moments et de ces états que la Britannique nourrit son inspiration, mais elle parvient dans son élan à aller plus loin et à transcender cette langueur, pour trouver au bout du désert cette sensation d’euphorie qui donne son titre à l’album. Une joie extatique qui suinte du bien nommé « Anthem », le single trop beau, mi ravey mi deep, avec un refrain qui combine à la perfection ce contraste entre tendresse et détresse. Le même type de feeling ressort de « Dry Your Tears », là carrément UKG à l’ancienne, et en début de disque, dans un mood plus rêche, « Out2 4get », qui lui évoque des sons discopunk, electrodisco, indus-funk, version historique ou version revival type Italians Do It Better ou Le Dust Sucker.
Mais si on devait comparer Celebration, dans son ensemble et dans son intention, à d’autres œuvres existantes, ce serait d’abord à Original Pirate Material de The Streets, pour son approche entre le documentaire et le field recording, plus empirique que scientifique. Une influence citée par ELLES : « J’adore les sons qui se servent du clubbing de façon impressionniste et qui puisent dans les codes des sons club mais qui ne sont pas à proprement parler des bangers de club ; pour moi l’exemple classique c’est “Blinded by the Lights” ». Je crois deviner ensuite le spectre d’Untrue de Burial, au sens où ELLES explore les souvenirs nets ou flous de sensations ou de musique, ce qu’on en garde au fil des années, comment ils sédimentent pour prendre telle ou telle forme, et comment résonnent les lointaines extases qu’ils ont procurées.
Si différents qu’ils soient les uns des autres, ces trois disques ont en commun de ne pas avoir peur d’intégrer de la confusion à leur matériau ; ils sonnent volontiers désordonnés, assument leur messiness et leur insoumission à la fonctionnalité. À mon sens, c’est pour eux une façon de pouvoir mieux se concentrer sur les précipités de sentiments, mieux faire surgir ces réminiscences si précieuses qu’ils cherchent à capter. Et si l’euphorie annoncée par ELLES paraît évidente quand on l’écoute, c’est une euphorie pleine de nuances et de reflets, qui relève moins de la liesse pour la liesse ou de l’emballement cathartique que du bonheur qu’il y a à se sentir guéri, ou juste à se sentir mieux, moins morcelé. C’est une euphorie qui avant de se déployer nous montre qu’elle porte en elle les maux qu’elle va tâcher de faire disparaître, l’amenuisement du lien social, le manque d’amour ou de confiance, ou juste le malaise existentiel. C’est une euphorie qui est euphorie parce qu’elle a été gagnée et méritée : elle apparaît au terme d’une traversée du bad. Une expérience de soulagement par la beauté et la communion, nourrie par une musique qui fait à la fois pleurer et danser, douter et crier de joie.
Tout ça me donne envie de revenir sur une chose qu’on sait mais qu’on oublie par intermittences, c’est que la dynamique tristesse / consolation est l’une des émotions originelles de la disco et de la house. Plein de productions estampillées Chic sont fondées là-dessus, de « Lost In Music » de Sister Sledge aux morceaux lents comme « Will You Cry (When You Hear This Song) » ou bien sûr le vertigineux « At Last I Am Free». Chez Sylvester, la bouleversante version longue de « Over and Over » où les gens chantent got yourself a friend en chœur à la fin en tapant des mains, ce n’est que ça : une vertu thérapeutique miraculeuse. Et dans la house, il y a bien sûr « Can You Feel It » et son mélange si dingue de mélancolie incurable et de messianisme convaincu, mais aussi dans un registre plus vocal « Reachin’ » de Phase II ou encore « It’s A Mean World » de Mark IV (produit par Patrick Adams, divinité disco récemment disparue). La dance strictement festive n’était pas là toute seule au départ, avant que ne débarque sa sœur plus deep, les deux moods ont coexisté dès la naissance de ces musiques – au point de se mêler dans certains cas, puisqu’on sait à quel point la structure couplet sombre / refrain léger, ou l’inverse, est récurrente dans la disco.
En maniant les fantômes – certes provisoires et depuis dissipés – d’une dance culture alors suspendue par le confinement, en tendant l’oreille vers eux, le disque d’ELLES adopte une méthode à la fois acousmatique et hauntologique : il écoute l’écoute d’une musique, qui en plus a la particularité de ne pas pouvoir s’écouter là, tout de suite. Il se sert donc entre autres de souvenirs auditifs, et on sait comme parfois l’émotion est plus forte quand on entend une chanson dans sa tête que lorsqu’on finit réellement par la lancer sur son téléphone ou sa platine. Et ce qu’on entend animer A Celebration of The Euphoria of Life, c’est cette énergie propre aux multiples usages très « ouverts » que les gens font des morceaux club pourtant très « finis » qu’ils écoutent et vivent. Je sens qu’il y a des pistes philosophiquement fertiles à suivre ici, qu’on pourrait penser les dynamiques du disque (absence/présence, isolement/communauté, fonctionnalité/intimité) en termes adorno-benjaminiens de fétiche et d’aura, et même faire l’hypothèse d’une forme dynamique de mélancolie capable de dépasser dialectiquement l’opposition valeur d’usage/valeur d’échange. Mais je vais m’arrêter ici pour le moment et me promettre de faire un tour à la bibliothèque. En tout cas j’espère que vous serez touché·es par Celebration comme je l’ai été, moi qui l’entend désormais plus souvent résonner dans ma mémoire que dans mon appartement.
PS : à noter qu’en 2020 ELLES avait enregistré un super podcast consacré au shoegaze féminin, écoutable ici, avec un texte très intéressant pour l’accompagner ; je vous recommande aussi ses deux EP sortis avant sur le même label (naive, à Lisbonne, fondé par la Portugaise Violet), dont l’un est justement moins dance qu’ambient/shoegaze, je l’aime beaucoup.