En 1996, John Everall et sa bande d’anémiés cassaient tout dans le Rawkus naissant

Tactile, Scorn, Soviet France, Scalpel, Coil, Eyeless in Gaza, Ø, James Plotkin, Solaris, Blood from the Soul Recurrence & Intervention
Rawkus / Sentrax, 1996
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Musique Journal -   En 1996, John Everall et  sa bande d’anémiés cassaient tout dans le Rawkus naissant
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Le monde des musiques post-industrielles, dans toute son extravagante (pas trop quand même) diversité, est un gruyère gigantesque et improbable. Un bordel de fractales et de strates emmêlées, dont le début disons une grosse première moitié de la décennie 1990 est un bel exemple. Je n’aime pas fonctionner selon le procédé de segmentation temporelle, mais il faut avouer que cette période s’y prête carrément. Endossons donc, le temps de cet article, cette vue de l’esprit : celle d’un courant musical unifié déjà, puis d’un courant musical unifié sur une durée aussi importante. Que de connections discrètes et abondantes, de rapprochements évidents mais souterrains, de collaborations furtives ou filées, souvent dissimulées au monde ! Les labels, autant que les alias et les coopérations plus ou moins éphémères sont légions ; les taux de rendement, démentiels. On multiplie les aventures et empile les casquettes, toujours, sculptant une musique fondamentalement impure ; une musique qui ne concerne plus seulement qu’une poignée d’adeptes déterminés et dans le coup, et va s’hybrider encore un peu plus : en Angleterre avec l’électronique dansante et le metal, aux États-Unis – et surtout à New-York–, avec le hip-hop (je schématise carrément, ce n’est pas aussi segmenté, les deux évolutions sont bien évidemment liées et se répondent).

« Le début de la fin » du XXe siècle ne constitue pas une cassure dans le faire compulsif, émancipé et autonome de l’indus ; cependant cette période incroyable voit ces musiques sortir d’elles-mêmes, salir avec plaisir leur génome pour se renforcer, dessiner de nouvelles radicalités moins circonscrites, notamment outre-Atlantique. C’est un mouvement conjoint qui prolonge les pratiques et esthétiques des décennies précédentes : les drones, les collages, le rêche, l’occulte et l’assaut contre la bienséance bourgeoise sont toujours de la partie, mais s’assemblent différemment. Des musiques novatrices de la jungle à l’illbient en passant par le metal industriel se déploient. Quelques exemples, pour illustration : Pure de Godflesh sort en 1992, et Justin Broadrick entame sa prolifique collaboration avec Kevin « The Bug » Martin (Techno Animal, God, The Curse Of The Golden Vampire) ; Mick Harris quitte Napalm Death et se concentre sur ses projets solo Lull et Scorn ; Whitehouse revient aux affaires (notamment avec Steve Albini à la prod’ pour 4 albums, entre 90 et 98) ; Bryn Jones/Muslimgauze quitte (un peu) son trou et signe avec Extreme ; Psychic TV entame précocement sa mue acide, tout comme Coil avec son Love’s Secret Domain ; Genesis P-Orridge, OG industrielles, quittent le UK pour les US, légèrement forcées ; The Illness de Spectre voit le jour, en 1995, comme le premier album de Pansonic, Vakio.

1995 est aussi l’année de fondation, par Brian Brater et Jarret Meyer, de Rawkus, label défendant un hip-hop « underground » (les gars sont financés par le gosse de Rupert Murdoch, James, on a quand même fait plus alternatif, mais bref). Rawkus donna une belle place à des rappeurs plus ou moins indés comme Company Flow (le groupe avec El-P dedans),  Pharoahe Monch, Common, Mos Def ou Talib Kweli sans oublier mon préféré, Kool G Rap qui sort son Giancana Story en 2002 , pour sombrer tranquillement au début des années 2010.

Mais l’histoire des débuts dit cependant tout autre chose : pendant les deux premières années d’existence du label, Brater et Meyer se sont en effet autant concentrés sur la musique industrielle que sur le hip-hop. Ces prémisses de catalogue illustrent l’éclosion d’une interpénétration formelle. Dans la musique, une volonté commune d’éviscérer POUR DE VRAI le vieux monde autant que la brûlure de ce dernier se fait sensible les rythmiques synthétiques et lourdes, chirurgicales parfois ; le sampling et les collages comme réappropriation du monde. Avec les sons ou avec les mots, il s’agit d’aller plus loin, trop loin souvent. Entre 1995 et 1996 paraissent donc sur le label des disques d’une cohorte de musiciens fâchés, presque exclusivement britanniques : Lull, James Plotkin avec le japonais KK. Null, Justin Broadrick sous son alias Final, et deux de John Everall, patron du label Sentrax, sous l’alias Tactile.

Recurrence & Intervention, second album de ce dernier pour Rawkus, est une collection de réinterprétations de son premier disque paru sur le label, Inscape, faisant intervenir une bonne partie des musiciens précédemment cités : James Plotkin, Coil, Mika Vainio de Pansonic (Ø), Zoviet France, Shane Embury (de Napalm Death encore), Mick Harris, Justin Broadrick (sous son alias Solaris), Scalpel, et même Eyeless in Gaza. L’ambiance est glacée, le nom des morceaux (avec ce « Tactile vs ») suggèrent un combat ; là où Inscape s’inscrivait dans la continuité d’une musique industrielle s’épanouissant dans la stase (le dark ambient), Recurrence & Intervention sonne comme un assemblage austère et électronique, tenant du hip-hop mais aussi de mille autre choses.

De ce disque, une unité formelle se dégage, de par l’emploi d’un même matériau, une ascèse quand à l’agencement (notamment rythmique) et un attrait pour les formats conséquents (le morceau le plus court tape à 5 minutes 30). Cependant, les modalités de ces réagencements, et donc les résultats, diffèrent, parfois grandement : chacun fait ce qu’il fait de mieux, et on se retrouve donc avec une collection de tools apparement simples, souvent décharnés mais efficaces.

L’ouverture de Coil s’organise autour d’un ostinato bourdonnant et spatialisé, d’où des protubérances pointent et s’évaporent ; Mika Vainio poursuit avec une plage squelettique et indéboulonnable, un dub filtré et mouvementé en forme de voie rapide immaculée, émaillée de bruits blancs ; Zoviet France pose ensuite un paysage fantomatique, faussement naturaliste, vite sous-tendu par une rythmique sourde, se développant au fur et à mesure dans des volutes de samples anguleux et malaxés comme pour Coil, je pense pas mal au Blossom d’Emptyset ; Mick Harris/Scorn délivre un tout-droit au groove sec et libidineux, illustration parfaite d’un hip-hop industriel ; James Plotkin (guitariste notamment connu pour son boulot de mastering) s’enfonce dans une sombre méditation organisée autour d’un battement évolutif ; Justin Broadrick s’enjaille sur la minimale la plus désespérée que le monde ne connaîtra jamais ; Gary Jeff/Scalpel (que l’on retrouve aux côtés de Broadrick dans God) nous berce sans que jamais le malaise se dissipe ; Eyeless in Gaza partent sur un monolithe très « indus canal historique » (Throbbing Gristle, Cabaret Voltaire), sans concession ; et pour finir, Blood from the Soul accumulent les boucles chétives et disparates jusqu’à plus soif, fixant le vide qui, fatalement, avalera le monde.

Et c’est ainsi que se clôture cet article qui, encore une fois éclaire ma « petite » obsession industrielle. Je pense à John Everall, malheureusement décédé en 2014 et le remercie par-delà la tombe, on sait jamais ; et j’en profite aussi pour saluer le grand Vénérable Jean Carval, débris parmi les ruines, intangible dans sa foi industrielle, présent dans mon esprit alors que j’écoute « Joy is the Aim » de Bambule, morceau génial découvert sur la compilation Nation de la Boue des Éditions Gravats d’une artiste écossaise tout aussi géniale, Cinder Sharp, dont j’aimerais vous parler tout bientôt ! xoxo !

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