Personne ne dit rien aussi bien qu’Hamza

Hamza 1994
Just Woke Up, Rec 118, Warner Music, 2017
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Musique Journal -   Personne ne dit rien aussi bien qu’Hamza
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Comme l’annonce le titre quelque peu tapageur de cet article, personne n’incarne selon moi mieux l’absence de sens, le vide sémantique, avec plus de panache qu’Hamza Al-Farissi, musicien belge d’origine marocaine par ailleurs extrêmement doué. Je sais, cette phrase sonne comme la chute d’un couperet froid et enduit de méchanceté, mais il n’en est rien : ne rien dire avec des mots, c’est un peu l’« oxymore » (je ne sais pas si la figure de style s’applique complètement ici, mais vous voyez le tableau) producteur de sens et fondateur de la musique à texte, populaire ou non. Cependant, Hamza porte cet art à un level interstellaire ; chez lui, les mots sont des accessoires au service d’un projet existentiel d’éloge de la « vibe ». Pour être plus juste, ce dont il parle n’est pas du « rien » mais plutôt un flot constitué par ce qui l’entoure et l’habite, à un niveau souvent très superficiel et resserré autour de sa personne ; une sorte de zone de contact, similaire à une aura où ses expériences, pensées et projections – réelles et/ou fantasmées, conscientisées ou non – se mêlent pour donner forme à son nihilisme consumériste et mélancolique, où l’angoisse apparaît plus souvent dans le choix des notes que des mots.

Aussi, il est important de rappeler que j’« aime d’amour » – comme disent les jeunes plus si jeunes –l’œuvre de Hamza, et surtout son album 1994, le seul que je connaisse vraiment pour être honnête, qui m’obsède très fort depuis bientôt quatre ans. Ses mots-ponctuations et punchlines entremêlent avec naturel anglais et français et établissent une sensualité d’« atmosphère » – comme disent les con·nes – qui pénètrent et se collent instantanément à la peau. Oké, son lexique n’est pas forcément le plus étendu de la profession, mais a-t-il réellement besoin de plus pour transmettre des sensations extravagantes ? Hamza a développé sa propre langue à ton : chez lui « bitch », « Hennessy », « life » ou « motherfuck » semblent se référer à une cosmogonie première et dissimulée, à savoir sa propre vie, qu’il mettrait en scène sans pour autant la dévoiler. Hamza ne fera jamais le jeu des structuralistes ou de l’herméneutique, ne laissera jamais personne découvrir ce qu’il y a derrière le rideau, et c’est dans ce vertige que se loge sa force.

Peut-être que la vacuité cache quelque chose, mais j’espère toujours que ce n’est pas le cas. Il faut que Hamza soit pour de vrai cet éveillé, dont la brutalité et la misogynie parfois outrancières me blessent et me gênent, mais dont je saisis de manière coupable la logique ; qu’un abysse se referme ; qu’un tel personnage, mythologique et pourtant bien de ce monde, existe. Jean Genet l’aurait saisi dans toute sa beauté, dans toute sa laideur, n’hésitant pas à fabuler pour le glorifier – traitement que le rappeur s’inflige déjà, en réalité, oscillant toujours entre la plainte sous substance et un mépris surplombant pour toustes ces envieuses et ces envieux ne pouvant correspondre à sa morale en zigzag. Sûrement plus en paroles qu’en actes, il vit cette destinée de paria, d’un dominé par essence aussi parangon impossible du capitalisme patriarcal, jouant de cette contradiction qui ne peut que détruire, à terme. Ce sacrifice sûrement inconscient, j’aime à penser qu’il le réalise pour nous, les foules immenses, prêchant une sorte de théologie de la libération accélérationniste.

1994 est un summum d’ingénierie auto-centrée ; de la musique qui doit marcher (sur deux chevilles bien gonflées) parce qu’il n’y a jamais eu de plan B. Dans les instrus comme dans les mots, dans la production comme dans la construction des vers, c’est une vulgarité élégante qui saisit l’oreille et ne la lâche jamais : Mario Winans chez Marcel Campion, un bulldozer de volupté continuellement contrariée.

Ce que j’adore, aussi : Hamza est un Américain, dû moins sonorement. Sa faculté à brasser de l’air avec aisance, tout en suivant des chemins harmoniques à la fois précis, balisés mais audacieux, est incroyable. Son art du placement, harmonique et rythmique, est efficace et direct, et j’avoue n’avoir pas souvenir d’avoir ressenti une telle chose depuis Matt Houston (ibid.). Il emprunte des mimiques à Young Thug, gère l’auto-tune avec l’aisance de ce dernier, connaît parfaitement son corpus R’n’B – il me semble que Jean Carval, le premier à m’avoir lancé sur la piste du vide hamzaïen, m’a un jour parlé de l’importance du père, fondu de new jack, dans la construction de l’identité musicale du natif de Laeken –, et n’hésite jamais à faire usage de son organe (vocal) pour faire vibrer la corde sensible. Je veux dire, les indices sont là : le franglais comme LV1, le titre de certains morceaux (« Destiny’s Child », le diptyque « Life / Vibes », « Pasadena », et évidemment « Jodeci Gang », un choix rempli de sens, qui éclaire le reste de l’album) ou encore la reprise de la mélodie de « No Scrubs » de TLC sur le refrain de « Mi Gyal ».

Pour finir de manière totalement hamzaïenne (je sais, c’est la deuxième fois que j’utilise ce néologisme, mais on peu imposer un truc je pense !), une petite ouverture en contradiction : il me semble que les huit premiers vers de la chanson ouvrant 1994, « Life », résument parfaitement le projet du Sauce God. Agencés et forgés avec classe, ils disent plus de lui que l’intégralité de l’album :

« J’faisais partie de ces gens affamés juste avant que je graille
J’faisais partie de son cœur avant qu’elle me dise bye-bye
J’m’isole avec toutes sortes de drogues quand j’ai besoin de fly
Je me console chez Bellagio quand j’ai besoin de life
J’aimerais plus de temps pour savoir ce qui m’intoxique
J’vis un truc qu’ils sont sûrement pas prêts de vivre
On me disait « Tu seras jamais, jamais, jamais, jamais riche »
Hors de moi j’suis souvent prêt à faire le pire »

ps : Je tiens à louer et vénérer ici même, sûrement comme beaucoup de mes collègues, l’utilisation fabuleuse du sample de « Ya Rayah » de Dahmane El Harrachi sur « Juste une Minute » – un sommet, dans le genre syncrétisme.

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