Un monument de sophistipop dématérialisée [archives journal]

It's Immaterial Song
Siren, 1990
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Musique Journal -   Un monument de sophistipop dématérialisée [archives journal]
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Ça ne se discute pas vraiment : en matière de pop fondue, prise dans la matière cinéma tel le moustique dans l’ambre jurassique, personne ne dépasse feu Jonathan Demme. Si John Cale ou Laurie Anderson ont signé des BO pour lui (respectivement pour Caged Heat, son premier film au sein de l’écurie Corman, et pour l’incroyable Swimming to Cambodia, sorte de confession filmée du comédien Spalding Gray réalisée en 1987), c’est lorsqu’il utilise des morceaux déjà existants que sa pratique confine (LOL) au génie. Silence of the Lambs ne serait pas le même film sans les titres de Q Lazzarus, The Fall ou Colin Newman ; les Feelies (rebaptisés Willies dans le film) et Sister Carol apparaissent carrément dans le fabuleux Something Wild ; Chris Isaak est déguisé en clown dans Married to the Mob (au sujet duquel on signalera que Torn Hawk, que j’aime beaucoup et qui, lui aussi, a créé pas mal de ponts entre pop et cinéma – l’image finale de The Breakfast Club de John Hughes, autre maître de la B.O. pop, n’orne-t-elle pas, pixellisée à la manière de celle de Remain in Light des Talking Heads, pour lesquels Jonathan Demme a d’ailleurs réalisé peut-être le plus grand film concert de tous les temps, Stop Making Sense, la pochette de son Through Force of Will ? – lui a rendu un vibrant hommage avec son morceau « I love that she loves Married to the Mob ») ; et je pourrais poursuivre ainsi des paragraphes durant, mais venons en aux faits. 

Dans l’un de ses films tardifs, le très réussi remake éponyme de The Mandchurian Candidate (dont le grotesque et divulgâchant titre français, Un Crime dans la tête, me plonge systématiquement dans un état de profonde mélancolie), sorti en 2004 et réalisé après une relative traversée du désert artistique, Demme sidèrait en allant chercher pour illustrer l’une de ses scènes le second single, paru en 1981, de l’un de mes groupes d’outsiders de chevet : « A Gigantic Raft (in the Philippines) » de It’s Immaterial. Confirmant ainsi, s’il en était besoin, son génie, et m’offrant l’occasion, dont, comme vous en faites la douloureuse expérience en ce moment même, je me saisis goulûment, de faire une intro plus ou moins hors sujet à ce modeste texte consacré au deuxième album de It’s Immaterial, qui est aussi leur chef d’œuvre. Passons rapidement sur leur début de carrière – vous aurez de toute façon nécessairement envie de l’explorer si vous jetez ne serait-ce que la plus distraite des oreilles au disque que nous allons ensemble évoquer –, vu que j’ai grillé mes cartouches avec Demme et que rien n’y est du niveau du miraculeux Song : une poignée de singles, quelques hymnes post punk exaltés, comme le « Raft » suscité, un bon premier album en 1986, Life’s Hard and Then You Die, qui contient leur seul véritable hit, l’inusable balearic classic « Driving Away From Home (Jim’s Tune) », quelques péripéties internes pour enfin arriver à une formation réduite à l’essentiel au moment d’attaquer le grand œuvre. C’est donc, en fait de groupe, un duo qui va donner naissance à Song : Jarvis Whitehead et John Campbell, seul membre rescapé de la formation d’origine (pour l’amour de la parenthèse, rappelons que Henry Priestman, membre fondateur, est alors parti grossir les rangs de The Christians, avec lesquels il connaîtra un franc succès FM dans les années 1980). 

Pour confectionner Song, décrit par eux-mêmes comme un « suicide commercial », les deux Anglais (le groupe est originaire de Liverpool, mais Campbell est mancunien d’origine) s’adjoignent les services de Calum Malcolm. Quelques mois auparavant, cet Écossais, qui deviendra par ailleurs également collaborateur occasionnel de Prefab Sprout, enregistrait le légendaire Hats pour le compte de The Blue Nile (dont Musique Journal vous a déjà parlé). Pas exactement une surprise, donc, si Song s’intercale avec aisance et nonchalance entre Hats et Jordan: The Comeback (cinquième et merveilleux album de Prefab Sprout), avec lesquels il forme à mes yeux une espèce de sainte trinité de la sophistipop de cette presque fin de millénaire : les trois disques sortent en effet à quelques mois d’écart les uns des autres entre la fin de 1989 et celle de 1990. L’écoute de l’un me donne invariablement envie de me plonger dans les autres (ainsi que dans une poignée d’autres, comme le Behaviour des Pet Shop Boys, lui aussi de 1990, mais tâchons de ne point trop nous éparpiller, même si c’est probablement déjà trop tard). 

Si Hats et Jordan sont des classiques, Song est un album plus ou moins oublié, qui bénéficie probablement d’un petit culte, mais alors un culte souterrain, accidentel, dont les membres ignorent probablement eux-mêmes qu’ils en forment un. On doit pouvoir attribuer ce défaut de prestige à la voix de Campbell qui, frêle embarcation ballotée par des torrents d’émotions modestes, ne possède ni la sérénité impérieuse, innervée par le sentiment d’urgence, de celle de Paul Buchanan, ni l’élasticité presque irréelle et follement sentimentale de celle de Paddy McAloon. Au contraire de ses illustres pairs, Campbell semble souvent ne chanter qu’en lui-même, au-delà même du détachement, comme totalement épuisé. D’ailleurs, tel un coureur qui finirait sa course au pas, courbé, les mains sur les hanches et les joues écarlates, il cesse parfois complètement de chanter pour simplement parler, et si ses chansons sont souvent de petits contes de la folie ordinaire (ou plutôt, en réalité, d’un fol ordinaire), ils semblent n’être dits à personne, joués dans le vide, parfois murmurés. Campbell doit par moment presque rappeler sa présence en ses textes, peut-être se convaincre lui-même de celle-ci, en lançant des « I say » ou « I said ».

Pour maintenir à flot cet esquif, la production et les arrangements, somptueux, datés dans le meilleur sens du terme, ménagent de discrets reliefs, soulignent avec une parcimonie très didactique, les mots de Campbell et ses refrains aux contours flous – voire leur absence. De l’ensemble se dégage un sentiment d’apesanteur, flottant, spatialisé, certes plus corseté mais pas si éloigné des préoccupations d’un Lee Perry ou d’un Arthur Russell, ces chantres de l’écho en vase clos. Un petit beat plus soutenu ou une guitare vaguement espagnolisante donnent parfois une certaine fièvre à un son sinon très homogène, à un son de ville la nuit, désertée et balayée par les vents chauds de l’été. À la fois très concentré et totalement désorienté. Les béances parfois vertigineuses qui s’ouvrent sous nos pieds, les chutes sans fin dans lesquelles nous emporte le son ouvert et méticuleux de l’album sont aujourd’hui, en tout cas pour moi qui ai bien usé déjà ce disque, un véritable baume apaisant contre les piqûres du confinement. Elles peuvent aussi toutefois tendre un miroir cruel à l’auditeur confiné, comme sur Endless Holiday, qui évoque les journées vides d’un mari chômeur, contraint de rester chez lui après avoir salué son épouse qui s’éloigne dans l’allée pour aller bosser, ou rejoindre le monde des vivants, peut-être.

Je me suis souvent demandé pourquoi l’album s’appelait Song, au singulier, et non pas Songs. Peut-être est-ce, finalement, que ces dix chansons, ces dix récits de la déception, de l’amertume, ces histoires d’amours médiocres, d’ennui pavillonnaire, de stations balnéaires désertées, de manquements à ses serments de jeunesse, de pesants secrets de famille, de déterminisme, de vie claudicante, n’en font qu’une : la chanson de ce type qui passe un peu à côté de sa vie, qui la regarde passer au loin, portant en lui déjà la conviction que jamais il ne la rattrapera. 

Pas super jouasse, je vous l’accorde. Mais tout n’est peut-être pas totalement foutu. Comme le chante Campbell – cette fois-ci d’une manière articulée et bouleversante – sur l’un des sommets de l’album, « Heaven Knows » : 

Heaven knows it’s gonna be

It’s gonna be alright

Things are gonna work out fine

It’s gonna be alright

Into every life

Just a little rain must fall

Vu ? Alors, haut les cœurs. 

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