Miniaturisme et paysagisme dans la pop japonaise de l’an 2000 [archives journal]

Tomoki Kanda Landscape of Smaller's Music
Crue-L Records, 2000
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Musique Journal -   Miniaturisme et paysagisme dans la pop japonaise de l’an 2000 [archives journal]
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« Une musique non intrusive, capable d’envelopper l’auditeur » : vous vous souvenez peut-être de cette définition que Brian Eno donne de l’ambient. Elle a été citée dans certaines sphères mélomanes avec à peine moins de parcimonie que la phrase de Warhol sur le « quart d’heure de célébrité ». Je compte bien moi aussi y venir, d’autant qu’elle résume parfaitement la musique de Tomoki Kanda. 

Mais Landscape of Smaller’s Music n’est pourtant pas du tout un disque d’ambient. Certes, c’est ce que semble annoncer le titre programmatique de l’album, qui peut se lire comme un hommage à Eno, et je concède par ailleurs que certains morceaux pourraient se faire une place sur une compilation comme Kankyō Ongaku, sortie chez Light In The Attic en 2019, ornée de ce sous-titre fleuri : Japanese Ambient, Environmental & New Age Music 1980 – 1990.

Autant de fausses pistes qui pourraient faire croire à une énième réédition classieuse d’ambient japonais, et faire passer à côté des ambitions sans doute un peu secrètes mais bien réelles de ce Landscape of Smaller’s Music. Avec son côté « album total » le disque tient en effet davantage du Sgt. Pepper’s de poche que de la Gymnopédie pour micro-ordinateur, puisqu’il est émaillé d’autocitations musicales et de références à la pop américaine et britannique, le tout enregistré avec une économie de moyens très difficile à deviner – miracle de la démocratisation de la MAO en cette fin de millénaire. La tonalité anglaise est d’ailleurs donnée dès le deuxième morceau dont les violons évoquent, plus encore que les Beatles, le Penguin Cafe Orchestra et tout ce pan pastoral et malicieusement désuet des productions de labels comme Cherry Red dans les années 1980.

Landscape of Smaller’s Music est sans conteste le fruit de son époque et d’un environnement bien particulier : un studio en plein cœur de Shibuya d’où sort, à la fin des années 1990 et au début des années 2000, des kilomètres de cette house discoïsante, bourrée d’hommages appuyés au Loft, au Paradise Garage et autres mythes new-yorkais, que produit alors massivement le Japon pour un marché principalement domestique. On devine d’ailleurs sans peine toutes les influences musicales qui nourrissent le disque, dont je pourrais dérouler la liste et qui permettent de le dater très précisément. Cela n’en fait pourtant pas un objet démodé ou vieillot, au contraire. Si l’idée d’une musique qui défie les genres est plus ou moins devenue une norme et la béquille de dossiers de presse peu inspirés, Landscape of Smaller’s Music est un prototype idéal à tous ces disques qu’on s’empresse de qualifier « d’inclassables », idéal justement parce que Tomoki Kanda mêle toutes ses influences sans arrière-pensée et sans défiance feinte vis-à-vis des genres, avec calme et presque une saine naïveté. Cela s’explique sans doute par la liberté dont il semble jouir ici, d’autant plus grande que le label Crue-L Records devait sans doute compter davantage, pour faire son chiffre, sur ses maxis de house ou sur les albums de la star de Shibuya-kei Kahimi Karie.

Landscape of Smaller’s Music est un disque sans vanité et éminemment  personnel, à tel point qu’on se demande parfois s’il a vocation à être partagé avec un auditeur. Musique de producteur, ce mélange de spontanéité dans le geste et de méticulosité extrême dans la réalisation n’est pas sans évoquer certains albums de library music. Alors, Sgt. Pepper’s de poche ou Abbey Road pour 7-Eleven ? Bien que l’idée d’une musique destinée à être diffusée en boucle dans des supérettes ouvertes en continu me séduise assez, il manque au disque cette patine fonctionnelle qui lui permettrait de prétendre au titre de muzak idéale. Il reste un tantinet abrasif, comme sur le superbe et secrètement élégiaque « Golden Weed » qui lance un défi à l’auditeur qui veut bien prêter attention à ses discrètes superpositions harmoniques, trahissant sans doute là un goût pour le psychédélisme under control  du Velvet Underground ou des Stones Roses – il faut savoir que la joyeuse folie de la scène Madchester a sérieusement marqué le Japon en général et les productions Crue-L en particulier. 

Non, fondamentalement, ce que partage la musique de Tomoki Kanda avec l’illustration sonore – et ce qui la distingue aussi de l’idée qu’on se fait généralement de la musique électronique d’auteur – c’est son extrême limpidité : malgré ses saillies psychédéliques, pas de coup fourré. Le disque est même parfois désarmant de sincérité comme sur « Eye Of The Tiger », le morceau le plus enlevé de l’album, qui rappelle la candeur d’un Larry Heard période Sceneries Not Songs, ou encore sur l’extraordinaire « Small Music », un hymne entêtant aux soirées douces et amères de la fin de l’été, et qui me replonge aussitôt dans des rêveries adolescentes dans lesquelles je m’imagine arpenter des ruelles japonaises qui n’existent malheureusement  que sur Dreamcast. 

Si jouer à Animal Crossing vous rend vous aussi profondément mélancolique, vous pourriez vous sentir légèrement submergés par certains moments du disque. Et si vous ne voyez pas de quoi je veux parler, vous n’échapperez pas pour autant au charme de « Marden Hill », mélodie envoûtante échappée de l’île enchantée d’Eden Ahbez. Parce que je ne vous cache pas que le charme de Landscape of Smaller’s Music a fort à voir avec la nostalgie. Pas seulement parce qu’il me rappelle que la course folle à travers les décennies dans laquelle sont lancés les diggers se rapproche dangereusement de ma propre adolescence au milieu des années 2000 ; aussi parce que la nostalgie est l’essence même de ce digne représentant d’une pop japonaise à l’apparence légère, mais qui ne s’est en réalité jamais remise du traumatisant « Surf’s Up » des Beach Boys. 

La critique occidentale aime bien réduire la pop japonaise à une énorme distorsion de la pop culture britannique et américaine, quand elle ne satisfait pas ses rêves d’épure façon Muji – et c’est ce que je suis moi-même en train de faire quand je parle de Beach Boys et de Stones Roses – mais Landscape of Smaller’s Music se soustrait systématiquement à ces comparaisons faciles. « Insects »,  la piste de trip-hop somnambulique qui clôt l’album en rappelle toute l’idiosyncrasie : bien qu’il s’agisse d’une « musique non intrusive, capable d’envelopper l’auditeur », pour reprendre les mots d’Eno, Landscape of Smaller’s Music n’en a pas moins été pensé comme un jardin secret, dans lequel on rentre avec pudeur.

PS : Sorti en 2012, Interstellar Interlude, le deuxième album de Tomoki Kanda vaut aussi le détour, mais il est peut-être encore trop tôt pour exhumer ce pur produit de la génération blogspot et de l’âge d’or du nu-disco.

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