Pour Rancapino, le flamenco « se chante avec des fautes d’orthographe ». Mais ça, je ne l’ai pas appris tout de suite. J’ai rencontré le flamenco par une sorte de non-hasard à l’occasion d’un voyage en Andalousie en janvier 2020. Un non-hasard car le flamenco est sans doute l’expression culturelle la plus caractéristique de l’identité andalouse et que cette « découverte » était à peu près aussi prévisible que celle du fado si j’avais été à Lisbonne. Pourtant, au fond, ce fut bien un hasard car ce n’était absolument pas pour ça que je mettais les pieds là-bas (mais pourquoi était-ce au juste ?). Je flânais à Séville du côté de la Plaza de España, en bon touriste donc. Deux danseuses, accompagnées d’un guitariste et d’un joueur de cajón, y déployaient magistralement leur art, face aux badauds ébahis dont je faisais partie. Je me décidai aussitôt à aller voir un spectacle dans une vraie salle pour saisir de quoi il retournait, non sans m’être acheté une paire de castagnettes avant. Au lieu d’opter pour quelques prestigieuses académies, en raison de certains tarifs prohibitifs, je fis le choix d’un lieu de représentation plus prosaïque, à savoir un bar à chicha situé dans une rue adjacente à la très fréquentée Alameda de Hércules.
Assis sur un pouf moyennement confortable, je pus donc assister, ravi, au spectacle proposé par un chanteur, un guitariste et deux danseuses. Une famille mexicaine inégalement captivée se tenait à côté de moi. À la fin de la performance, leur doyenne interrogea le chanteur, ou plutôt le cantaor : « Mais en quelle langue chantez-vous ? » Ayant douté de ma compétence en espagnol lors du concert, j’étais content d’entendre que la Mexicaine, comme moi, n’avait pas compris grand-chose à ses incantations. Je me souviens encore du sourire malicieux du cantaor lorsqu’il lui répondit laconiquement : « Andaluz profundo. » Au même moment, sans comprendre tout à fait pourquoi, j’eus l’impression de capter, très confusément, un peu de la vérité de cet art flamenco. Comment vous en dire plus, sinon en parlant de Rancapino ?
En bon autodidacte, Rancapino aime fustiger le barda des académies et s’enorgueillir d’avoir grandi dans une de ces familles gitanes où le flamenco n’est pas un loisir, mais une façon d’être au monde – et aussi de gagner sa croûte. Car il n’y a rien de très naturel au fait de sortir chanter et danser dans la rue pour manger quand on est âgé de 9 ans, comme cela est arrivé à Rancapino. De son vrai nom Alonso Núñez Núñez, il est né en 1945 à Chiclana de la Frontera dans la province de Cádiz, en Andalousie. Dès l’enfance, il s’est lié d’amitié avec Camarón de la Isla, future légende du flamenco, un peu plus jeune que lui. À peine pubères, ils ont fait leurs armes ensemble, unis et amis. Par la suite, Camarón gagnera une reconnaissance mondiale, deviendra malgré lui une rockstar flamenco, tout au contraire de Rancapino qui est aujourd’hui peu connu au-delà des cercles d’amateurs du genre. Loin d’être amer quant au succès de son ancien camarade, il reconnaît bien volontiers son exceptionnel talent. Il nous reste désormais à reconnaître celui de Rancapino.
Si l’on doit s’en tenir à son œuvre enregistrée, la discographie de Rancapino a de quoi laisser perplexe, tout au moins à l’aune des critères modernes de jugement de la valeur d’un artiste. Pour une « carrière » commencée dès son enfance dans les années 1950, quel bilan au compteur ? Deux disques, seulement. Un premier en 1975, sobrement intitulé Rancapino. Puis un deuxième en 1995, tout aussi sobrement intitulé Rancapino. La pochette de ce dernier album est une œuvre originale du célèbre peintre espagnol Miquel Barceló, le même qui 13 ans plus tard décorera la coupole du palais genevois de l’ONU. Mais Rancapino passe avant les fonctionnaires internationaux.
Comment interpréter une carrière si peu prolifique ? Premier réflexe d’auditeur profane : pauvre Rancapino, encore un artiste passé à côté de son succès, qui n’a pas eu sa chance… Premier réflexe d’auditeur flamenco : le chanteur n’avait pas que ça à faire d’enregistrer sa musique, de la mettre sous verre, l’urgence était ailleurs, elle était dans la performance publique, dans l’instant. Cette discographie quasi inexistante témoigne aussi du mépris d’un artiste envers une industrie dont les retombées pour les musiciens se comptent plus facilement en paillettes qu’en pesetas. Rancapino toise les majors et les professionnels, il a en lui la belle fierté de l’artiste intègre, refusant de jouer le jeu du sale marché, trop occupé à affiner la justesse de son expression, des décennies durant. Depuis plus de deux siècles, de Napoléon aux Bourbons en passant par Franco, les artistes flamenco ont toujours chanté contre les pouvoirs, autoritaires, castrateurs, confiscateurs de liberté. Finalement, quoi de plus normal à ce qu’un tel artiste refuse à son tour de jouer le jeu du grand pouvoir de l’époque, à savoir le marché, celui du disque en l’occurrence ? Mais voilà, par deux fois Rancapino a bien daigné enregistrer sa musique – et avec quel talent !
Ses deux albums nous en disent beaucoup sur le rapport au temps des musiciens flamenco. Écoutés à l’aveugle, ils sont difficiles à dater : lequel est de 1975, lequel de 1995 ? La temporalité d’un artiste populaire comme Rancapino est opposée à celle d’un artiste pop comme David Bowie. Là où l’Anglais fait le choix d’une perpétuelle réinvention, le cantaor flamenco nous propose plutôt un éternel recommencement : c’est l’éternel présent contre l’éternel retour, l’exploration d’un folklore et la rumination d’un répertoire face à la (pseudo-)invention de nouvelles surfaces. En 1975 comme en 1995, on retrouve chez Rancapino le même drame expressif de ce chant écorché vif, fidèlement accompagné d’une guitare, tel le torero qui revient sans cesse dans la même arène, fidèlement accompagné de sa muleta, cette étoffe rouge du torero, qu’il tient lors de la corrida et qui recouvre un morceau de bois qui lui sert de prise, qu’on désigne sous le nom de palo. En espagnol, ce même terme de palo est employé pour désigner les différentes variétés de chants flamenco : soléa, bulería, seguiriya, et j’en passe, car il existe plus de 80 palos, comme autant de déclinaisons de l’infinie richesse du flamenco. Une diversité qui explique peut-être en partie pourquoi un artiste comme Rancapino, d’un disque à l’autre, éprouve tout sauf ce besoin impérieux qu’à l’artiste pop de se réinventer, continuellement.
Qu’est-ce que le flamenco sinon la musique populaire par excellence ? Là où la pop se construit sur le règne de l’illusion, des faux-semblants, du fantasme, l’expression flamenco se bâtit sur une absence totale de pudeur, c’est un vrai dévergondage émotionnel. Là où la pop de Bowie n’est que costume et travestissement, le flamenco de Rancapino se promène tout nu, matin, midi et soir. Une expression non pas décharnée, mais au contraire, surcharnée, pleine de chair, de corps. Rancapino a du vécu à revendre, ou plutôt à chanter, le sien d’abord, mais celui des autres aussi. Des hommages aux travailleurs, aux souffrants, aux vivants, voici ce que chante Rancapino. L’avant-dernier morceau de son second disque illustre parfaitement cette sensibilité et il s’intitule « A la fragua » – à la forge. La forge est un motif déjà présent dans la poésie de Federico García Lorca (dans son recueil Romancero Gitano, notamment). Le célèbre poète andalou assassiné par les franquistes a su mieux que quiconque saisir la solitude endolorie des réprouvés gitans. Dans ce morceau, Rancapino fait sien ce symbole, pour déployer un chant déchirant, a capella, seulement accompagné d’un frénétique son de ferraille, comme pour nous rappeler l’harassante routine du forgeron, mais aussi celle de tous les travailleurs. Rancapino chante pour saluer ces corps fatigués des cadences, trimant sans jamais céder une once de leur dignité. Mais son chant sait aussi se faire célébration, en témoigne ce « tirititram tram tram » qui ouvre le premier morceau de son premier disque, « Alegrías de Cadiz ». C’est un incessant va-et-vient sur la palette des émotions les plus intenses que la vie nous donne à éprouver, joies et peines, rires et pleurs.
Comme Saint Thomas, le cantaor ne croit que ce qu’il voit, et donc ne chante que ce qu’il voit. Là où Bowie lève les yeux vers Mars pour inventer Ziggy Stardust, Rancapino observe le forgeron à l’angle de sa rue. Vous vous demandez peut-être pourquoi vouloir à tout prix opposer ces deux artistes aux mondes si différents, mais qui n’ont que deux ans d’écart ? Peut-être pour interroger cette distinction abstraite entre musique populaire et musique pop, dans une époque où règne la confusion esthétique et où le populaire se fait tout petit quand la pop devient hégémonique. Peut-être parce que c’est au moment où le populaire devient pop que son risque de récupération réactionnaire est le plus élevé. Je parle bien de risque, car l’histoire de la pop est pleine d’authentiques rebelles, tout comme l’histoire récente du flamenco est pleine de poseurs. En tout cas, la prochaine fois que vous écouterez de la musique pop, ou de la musique populaire, posez-vous cette question : pour qui chante-t-il ou pour qui chante-t-elle ? Pour moi ou contre moi ? En attendant une certitude m’habite, Rancapino, lui, chante pour nous.
PS : sur le flamenco, voici une bibliographie sélective et intuitive d’ouvrages en français, parus aux Fondeurs de briques et chez Allia – et puis quand ce sera de nouveau légal, payez-vous un concert si vous le pouvez :
Camarón de la Isla. la douleur d’un prince, de Francisco Peregil (LFDB)
Flamenco. Les souliers de la Joselito, de Serge Pey (LFDB)
Flamenco. Une histoire sociale, de Alfredo Grimaldos (LFDB)
Cante Jondo, de Federico García Lorca (Allia)
Jeu et théorie du Duende, de Federico García Lorca (Allia)
Complaintes Gitanes, de Federico García Lorca (Allia)