Le constat est dur, mais on ne m’a pas attendu pour rétablir Daho comme le génie de la sophisti-pop à la française, le fait est établi depuis longtemps. En ré-écoutant Pop Satori, par un matin hivernal et bleu, la prise de conscience fût brutale et implacable pour le pauvre bougre dans la fleur de l’âge que je suis. De cette écoute lambda découla un moment de stupeur : le disque m’apparaissait dans son unicité, et je comprenais alors Daho de manière totalement intuitive. Je percevais les degrés d’illuminations et nous ne faisions qu’un.
En réalité, je ne sais même pas si cet album intègre ma cartographie esthétique, affinitaire et affective de cette œuvre riche qu’est la pop française. J’ai toujours été rattaché aux sentiments plus mélo de La notte, la notte ou à l’amertume de Pour nos vies martiennes, tout en refusant de me la raconter en disant que la période Jacno des débuts était ma préférée. Mais ce matin-là, Pop Satori s’est littéralement perdu au creux de moi, dans la petite grotte secrète de mon être où tous mes chouchous se tiennent la main dans un cercle de confiance absolue. J’en tire cette humble tentative pédagogique et esthétique, pour crier aux lecteurs de ce formidable site à quel point Étienne a su ici toucher une étoile qui depuis 37 ans ne cesse de briller.
S’il nous faut contextualiser l’époque, gardons en tête que Daho sort d’un formidable succès avec La notte, la notte en 1984, son premier, et que la sortie de Pop Satori a été précédée d’un EP d’emballage pour le single « Tombé pour la France », carton absolu, suivi d’un Olympia à guichet fermé, et même d’un portrait aux Enfants du Rock. Mieux, il devient carrément pote avec son idole de toujours, Françoise Hardy. Dans une fusée intergalactique vers le mainstream et la reconnaissance de son pays, le jeune Étienne ne se laisse pourtant pas étourdir pour autant, ni grisé par ce nouveau monde d’où sa Rennes bien-aimée doit paraître bien lointaine. Il voit plutôt dans les cartes les esquisses et les éclats des années 90, dans une anticipation sublime, mettant dès lors fin à l’allégresse d’une contre-culture post soixante-huitarde l’identifiant lui et son audience. Le reste sera différent et Pop Satori semble terminer les choses dans l’euphorie et la souffrance. Toutes les marottes du jeune Étienne sont ainsi représentées sur le disque (Pink Floyd, Gainsbourg, Hardy, Kerouac) dans une tentative de délivrance très personnelle, voire individualiste (à mon sens).
Passons ensuite rapidement sur l’échec cuisant de la production par William Orbit, leader de Torch Song, que Daho voulait aux commandes. L’Anglais enverra gentiment se faire foutre toute l’équipe pour finalement ne produire réellement que trois chansons. Étienne rentre à Paris pour s’occuper du reste avec Arnold Turboust. On ne saura jamais ce qu’aurait pu donner l’écrin sonore typiquement britannique qu’Orbit aurait pu offrir à l’ensemble, mais son travail sur la cover du « Love at First Sight » de The Gist – « Paris Le Flore » – est absolument brillant. Le morceau, avec sa rythmique lancinante et enivrante, se révèle le plus noir du disque, seul titre où les effluves et fantômes des soirées parisiennes d’Étienne, hors des clubs, se font sentir ; l’errance et les déambulations solitaires dans la ville, les probables défonces, les débordements charnels. Le faux détachement narré par la chanson trouble le cœur et Daho flâne avec son spleen comme lui seul sait le faire, c’est unique mais l’identification est totale (« Je n’attends vraiment rien, je viens pour y lire des bouquins… Artaud, Miller puis faut qu’j’aille.. traîner sans raison »).
Trois des chansons du disque, parmi les plus connues, méritent leur statut de classiques et ne sauraient être traitées avec la légèreté que l’on réserve aux tubes usés, fossilisés dans la nostalgie : « Tombé pour la France », « Épaule Tatoo » et surtout « Duel au Soleil » ne sont en rien datés ni émoussés. Leur résonance et leur force frappent de plein fouet et semblent déjà exprimer le paroxysme de l’œuvre Daho. Ces chansons libèrent l’exsudat purulent d’un cœur bien trop enflammé, la béance sentimentale d’un homme aux prises avec un succès inattendu et une singularité artistique complexe, écorchée, virulente. Étienne possède ce don inné de créer ces refrains super radio mais qui, quand on gratte un peu, se révèlent beaucoup plus subtils et sophistiqués que ça, empreints d’une part d’éternité et de permanence. Ils sont entourés par le halo de ces arrangements inégalables, puisant ça et là dans les raffinements divers de la vraie pop musique, divine, totale. « Duel au Soleil » manifeste la grandeur de Daho, à l’instar d’un « Week-end à Rome » ou d’un « Bleu comme toi » qui suivra deux ans plus tard. De grandes chansons pétries de classe, agiles dans leur construction et estampillées timeless, dont la brillance nous éclaboussera à jamais, dans cette vie ou dans l’autre.
D’autres titres renouent plus classiquement avec une synth-pop vaguement plus datée, mais restent toujours rattrapés par des guitares totalement illuminées et délicieuses. Le refrain de « Paris à l’hôtel », où les rencontres éphémères et sensuelles du jeune Étienne, étourdi par le sexe, l’amour et la vitalité (« Si t’es plus là, je deviens branque… ») se trouvent exposées, le démontre admirablement. Toute la lascivité du disque est, par ailleurs, un thème récurrent voire omniprésent, Daho ayant l’art de jouer à l’épicurien dépressif mieux que les autres. Le parlé chanté de « Satori Pop Century » intervient comme la démonstration ontologique de l’œuvre : nous y sommes invité·es à continuer la danse des illusions afin de comprendre (satori en japonais) enfin, réellement, cette méta-physique de la pop, où l’illumination s’ancre dans des détails, des particularités. Et, oui, ça n’est pas qu’une chanson d’amour. Daho, en bon disciple de Barthes et consorts, narre ses conceptions sentimentales, l’embrasure sur son cœur, dans une ode à la lumière de nos fragments amoureux ; et les ornements subtils font toutes les différences.
À bien y réfléchir, Pop Satori est une rupture, un schisme prématuré dans l’œuvre. Pour nos vies martiennes suit et c’est la grande désillusion, le regard déjà amer sur les années d’euphorie et d’insouciance (l’ouverture avec « Quatre hivers » ne saurait mieux l’expliquer). Daho aura écrit ici les dernières lignes de sa jeunesse, de la quête des sens, prise dans le malaise de la célébrité et de ses réussites. Album de l’ivresse dans l’angoisse, il représente l’urgence juvénile et l’effervescence de la culture club que Daho embrasse à l’époque de toute son âme. Des danses qui resteront, malgré tout, froides et parfois cruelles. La joie ne sera qu’éphémère, Étienne le sait mais ne peut s’empêcher de laisser couler la naïveté extatique. « Reste debout près de moi, mon enfant pop sacré, pour que ma joie demeure… » Si Pop Satori est un grand disque, c’est qu’il est le disque d’une fracture.