Récit de voyage et sentiment océanique dans l’un des chefs‑d’œuvre de Joni Mitchell [archives journal]

Joni Mitchell Hejira
Asylum, 1976
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Musique Journal -   Récit de voyage et sentiment océanique dans l’un des chefs‑d’œuvre de Joni Mitchell [archives journal]
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Il me semble qu’il n’est rien de plus fallacieux, de plus illusoire dans l’art que le récit de voyage. Il est rare que sa représentation se conforme au réel. Elle privilégie, au contraire, une sorte d’hyperréalité du voyage, et semble n’en retenir que les traits saillants et stimulants, qu’elle soit de l’ordre du séjour touristique ou initiatique, du road trip, de l’expatriation, de l’errance solitaire, peu nous importe. L’on y retrouve une construction similaire et la répétition de mêmes motifs. Et comment pourrait-il en être autrement ? Il doit être difficile, il est vrai, de ne pas (avoir à) céder aux attraits du divertissement, non plus que d’en figurer l’austérité, la lenteur, la rudesse parfois, le désarroi… L’ennui même, lorsqu’il n’est pas éludé, paraît attrayant. Et lorsque la beauté jaillit sans évidence d’anecdotes, de figures abstraites, en écho à des réflexions et des pensées fugaces elles aussi, est-il seulement possible d’en restituer l’émotion, avec une même intensité, une même subtilité ? Et lorsque l’on se refuse à le rendre uniquement divertissant, l’on opte alors, semble-t-il, pour un autre extrême, tel qu’il a été reproduit dans l’œuvre de Chantal Akerman – je pense à D’est et News from Home. C’est-à-dire un voyage sans nuance, sans émoi ; qui ne comporte rien d’autre que le silence, l’anonymat, l’indifférence des passants, rien d’autre que des silhouettes qui ne vous saluent ni ne vous convient nulle part. Aucun incident, seulement le vide. Il en est ainsi : d’une manière générale, l’expérience du voyage est fantasmée, romancée, amplifiée ou réduite à l’extrême.

Tout cela m’amène alors à la musique, car elle est pour moi l’exception même. Elle me donne l’impression d’être la plus à même d’exprimer ce qu’est le voyage, de l’exprimer suffisamment mais sans excès, suffisamment pour que l’on s’y projette. Elle l’évoque sans l’illustrer, à travers les détails, les expériences intimes, les éléments abstraits énoncés en introduction. La représentation de ces souvenirs, bien qu’étrangers, en éveille d’autres en nous-mêmes – des souvenirs personnels. Ils trouvent le moyen, par des formes différentes mais analogues, de nous ramener à nous-mêmes. Ou plutôt de nous faire nous sentir uni à un tout. Je crois que ce sentiment a un nom, qui m’a toujours fasciné, et que l’on qualifie d’océanique.

Hejira se révèle être, à mes yeux, la forme musicale la plus aboutie de cette impression, et le plus bel essai inspiré par le voyage. A dire vrai, peu d’entre eux me viennent à l’esprit, et je ne crois pas qu’il y en ait tant que ça – je ne parle pas d’une musique inspirant le voyage, dans quel cas il existe déjà nombre de playlists, mais inspirée par. Je songe à l’œuvre d’Alex Zhang Hungtai, sous l’alias de Dirty Beaches, lorsqu’il figurait un temps les capitales européennes (Belgrade, Berlin, Istanbul, Lisbonne), les trajets de nuit en train et en Greyhound (a-t-on déjà vu plus sinistre qu’un voyage de nuit en car, honnêtement ?), les arrivées dans des gares quasi-désaffectées, le défilement monotone de la route et les enseignes éteintes des diners à son bord. Mais voilà, les essais inspirés par le voyage ne me sont pas familiers, et le répertoire de l’artiste taïwanais, aussi évocateur, aussi passionnant soit-il, ne semble être dédié qu’à la nuit, jusqu’à l’aube seulement, et aux aspects revêches et/ou affligeants du voyage – de ceux qui donnent le vertige. J’ai aussi longtemps pensé que Nebraska de Bruce Springsteen avait été pensé comme un concept-album autour d’une virée dans l’État du Midwest, et jusqu’à Atlantic City, avec ses moments de grâce (le titre éponyme) et ses foutues déconvenues (« State Trooper », « Highway Patrolman »), mais j’ai vérifié au moment d’écrire cet article, et il n’en est rien. Alors il me reste Hejira, mais même s’il n’était point le seul, il n’en serait pas autrement. Il me serait aussi précieux, et nul ne saurait mieux saisir l’instant, ni ne retracer les perceptions du voyage, une à une.

Je me suis pris d’affection pour Joni Mitchell dès cet instant. Hejira m’a fait prendre conscience de la grandeur de son art ; il en a été le révélateur, à la différence de mes premières incursions dans sa discographie, à l’écoute de Blue et ses premiers essais. Elle avait choisi ce titre (hejira peut à la fois signifier émigration et rupture en arabe) pour désigner une fuite avec dignité (« running away with honor ») et le deuil de sa relation d’alors, et choisi cet artwork afin de parfaire l’idée d’un carnet de voyage, seule au volant d’une voiture, sur les routes de plusieurs États américains. L’inspiration lui était venue de sa fugue hors de son cercle familier, et l’album s’était ainsi formé à partir de détails, intimement mêlés à ses expériences et à ses pensées intérieures. C’est en cela qu’Hejira touche quelquefois au sublime, car l’on perçoit dans ces esquisses et dans les impressions vagabondes toute la mélancolie, la détresse par moments, l’espoir et la résignation. Joni Mitchell est d’ailleurs l’une des rares artistes dont les paroles m’incitent à m’y attarder, à ne pas me contenter de l’ensemble seul, sans véritable distinction. À ne pas considérer, finalement, la voix comme l’instrument principal d’un tout harmonieux. Sa prose, son phrasé si particulier et l’usage de certains mots, surtout ; tout ceci s’impose à moi et me ramène à son écriture, sans que mon esprit ne puisse dériver ni s’appliquer à autre chose.

Je pourrais alors en citer plusieurs, extraits de mes deux titres favoris de l’album, « Hejira » et « Coyote ». Lorsqu’elle exprime ce même sentiment océanique (« I see something of myself in everyone just at this moment of the world »), assise à la table d’un café, et sa satisfaction douce-amère vis-à-vis de sa solitude nouvelle (« There’s comfort in melancholy, when there’s no need to explain, it’s just as natural as the weather in this moody sky today », et plus loin, « I’m porous with travel fever, but you know I’m so glad to be on my own, still somehow the slightest touch of a stranger can set up trembling in my bones », alors même qu’elle perçoit le son d’une clarinette dans le lointain, « Listen, strains of Benny Goodman coming through the snow and the pinewood trees »). Sa voix est portée par le jeu d’un autre prodige, Jaco Pastorius, et l’air qu’interprète sa basse fretless accentue le vertige et le caractère endeuillé de Mitchell, sans s’y aligner exactement néanmoins. Elle évolue indépendamment, à l’inverse de la guitare. Le point culminant de « Hejira » survient à la fin du troisième couplet, avant qu’elle ne reprenne différemment le motif introductif, et ne reproduise le même procédé en assemblant des visions abstraites et d’apparence dérisoire à des réflexions tragiques : « There’s the hope and the hopelessness I’ve witnessed thirty years, […] but how can I have that point of view, when I’m always bound and entitled to someone », alors confondues avec le reflet qu’elle perçoit depuis sa chambre d’hôtel (« White flags of winter chimneys waving truce against the moon »). Je sais que je ne suis pas le seul à être touché par ces paroles, et par celles-ci tout particulièrement. Je les ai souvent trouvées mentionnées ici et là, notamment par Wendy & Lisa (collaboratrices de Prince, un autre fan notoire de Joni) pour le titre de leur cinquième album. Mitchell précisera elle-même à quel point il lui fut douloureux de les composer.

« Coyote » introduit l’album, et Hejira n’aurait pu disposer, je pense, de meilleure ouverture. Elle s’y révèle aussi exaltante, aussi intense, mais dans un versant plus incandescent que « Hejira ». Son émotion y est si communicative, amplifiée à nouveau par la présence de Pastorius. Là encore, le paroxysme intervient à l’issue du titre ; Joni Mitchell mentionne une dernière fois la figure du hitcher, « this prisoner of the fine white lines, of the white lines on the free free way », et l’émoi survient de la répétition. De même que Lou Reed, lorsqu’il répétait, dans « Coney Island Baby », « I wanted to play football for the coach », car il se devait d’aller contre sa nature, et qu’il enchaînait soudainement avec « When you’re all alone and lonely in your midnight hour ». Mitchell avait imaginé « Coyote » lorsqu’elle rejoignit la tournée du Rolling Thunder Revue de Bob Dylan, et le documentaire récent de Scorsese sur le même sujet m’a offert un segment d’autant plus réjouissant : elle y interprète une version antérieure du titre, Dylan et Roger McGuinn des Byrds à ses côtés. Et elle paraît si concentrée, le sourcil froncé, avec toute la sévérité de son faciès, avec Dylan en retrait, presque en dilettante. Cela donne envie d’en être, ne serait-ce qu’en tant que spectateur. Il a été admis à demi-mots que le sujet principal du titre, le coyote en question, désignait un amant de passage, l’acteur et dramaturge Sam Shepard, intégré lui aussi à la formidable équipée de la Rolling Thunder Revue, et à l’origine du scénario d’un des plus beaux films qui soient (Paris, Texas). Shepard, sentimental mais taciturne, s’était exprimé en ces mots, au sujet de l’artiste américaine : « But there’s something more important in it – the fact that people listen to every word. Her music’s nothing outrageous, but her word maneuverings tend to verge on uncanny. She seems to have merged into a unique jazz structure with lyric and rhythmic construction and even managed to bite the masses in the ear with it ». J’avais trouvé cette déclaration particulièrement éloquente ; elle avait défini l’art de Joni Mitchell avec justesse. Elle tisse des paroles retorses, et l’on prête attention à chacun de ses énoncés.

Elle avait privilégié, sur Hejira, une tonalité plus électrique, et risqué de s’y perdre en délaissant les sixties et les textures d’antan. Elle avait commencé à opérer ce revirement timidement dans de précédents essais (Court and Spark et Hissing of Summer Lawns), mais voici qu’Hejira allait en être l’acmé. Chacun de ses composants allait porter ces attributs du voyage et de la rupture amoureuse, tous dans des registres tout à fait différents. Des moments d’alerte et la fatigue qui s’ensuit, dans « Black Crow », aux accents crépusculaires (et quelle rythmique, sans la moindre percussion !). Elle y décrit la noirceur de l’autoroute, son existence même qui ne fut que moments d’éclat et de corruption, et son air hagard dans le reflet du miroir, au petit matin. Elle évoque, dans « Blue Motel Room », cet espoir caractéristique d’une relation qui s’achève ; une discussion, à son retour, dans l’espoir qu’elle aboutisse à une nouvelle union. Et elle n’a à l’esprit que les tracés des cartes routières, en attendant – « I’ve got coast to coast just to contemplate ». Elle énonce tant de choses, à chaque instant ; de son aventure avec un steward qui l’accompagnât entre Los Angeles et le Maine (« A Strange Boy »), de son caractère infantile et du fait qu’elle se soit offerte à lui (« I gave him my warm body, I gave him power over me ») ; de la diseuse de bonne aventure de Bleecker Street, de son départ de New York « at a North Dakota junction », de l’achat d’une mandoline avant cela, à Staten Island, et de la difficulté de choisir entre la liberté et le mariage, entre la légèreté et la pesanteur (« Song For Sharon ») ; de la disparition de la pilote Amelia Earhart dans l’océan Pacifique, de sa vie devenue simple carnet de voyage, de ses doutes et de ses regrets (« Maybe I’ve never really loved, I guess that is the truth, I’ve spent my whole life in clouds at icy altitude and looking down on everything ») (« Amelia »).

J’aime aussi particulièrement l’association de l’americana et du fantasme des grands espaces à ses nouveaux attraits au jazz, lesquels allaient aboutir aux albums Don Juan’s Reckless Daughter, soutenu par le Weather Report, et Mingus en 79, à la demande même du jazzman. Et outre l’hommage au contrebassiste américain, véritable chant du cygne, Hejira m’a amené à d’autres pièces du répertoire de Mitchell, For The Roses notamment, qui n’a guère de raison de pâlir en comparaison, et m’a aussi permis de retourner à certaines de ses créations que j’avais écartées alors. Il y a, dans ses premiers enregistrements, un petit côté Judee Sill qui ne me déplaît plus désormais, mais c’est véritablement cette période, entre 1974 et 79, qui m’a le plus marqué, lorsqu’elle est parvenue à s’imposer, à ne jamais paraître anachronique ni hors de propos.

Joni Mitchell a toujours semblé s’évertuer à reproduire la psyché nord-américaine, sans que cela ne soit hermétique au reste du monde, inversement, je ne sais pas, au Saturday Night Live. Et voici une œuvre qui n’épure ni n’embellit l’expérience du voyage, non plus qu’elle ne la déprécie volontairement. Hejira la retranscrit fidèlement, même si son auteure privilégie certains souvenirs, omet d’autres pensées, la met en scène. Elle dit davantage du voyage, par son exposition, que tant d’objets culturels. Peut-être parce qu’elle ne fait qu’ébaucher des portraits intimes et assimilables – les anglophones diraient relatable. Peut-être parce que les paysages et les spécificités des États américains ne sont là qu’en toile de fond, et qu’il est question, en définitive, d’une universalité. Peut-être parce qu’elle parvient, à l’inverse de tant d’autres, par son incarnation, à faire naître l’empathie et le réconfort.

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