Quand le metal façon nouveau romantique touchait au (presque) sublime

Katatonia Dance of December Souls
Peaceville, 1993
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Musique Journal -   Quand le metal façon nouveau romantique touchait au (presque) sublime
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Pour commencer à parler de metal, les albums cultes ne manquent pas : De Mysteriis Dom Sathanas de Mayhem ; Storm of the Light’s Bane de Dissection ; Left Hand Path d’Entombed… Quiconque veut s’aventurer dans le genre tombera sur eux dès les premiers pas. Les présenter serait presque trop facile, trop évident… d’autant que par leur typicité, leur cohérence, leur perfection pour certains, ces disques se racontent d’eux-mêmes. On les écoute, et on comprend. Il me semble plus intéressant d’explorer les presque-classiques, ces disques qui gravitent dans l’orbite des références absolues révérées par les fans, sans parvenir à percer le plafond de verre de l’excellence. Dance of December Souls, des Suédois de Katatonia, est l’un de ces disques. Autant le dire tout de suite : il s’agit d’un album moyen, oui, mais d’un moyen que je qualifierais de passionnant, là où d’autres albums moyens sont juste… moyens.

Pour établir de manière systématique une discrimination entre albums moyens passionnants (désignés ci-après par l’acronyme AMP) et albums moyens juste moyens (désignés par l’acronyme AMJM), je propose le critère suivant :

un AMP est moyen parce qu’il comporte des points forts et des points faibles très marqués, qui en se pondérant mutuellement créent une impression générale que l’on pourrait qualifier de tiède – noté sous forme mathématique, cela donnerait : (points forts + points faibles) ÷ 2 = qualité globale de l’AMP. Un AMJM, quant à lui, est moyen parce qu’il n’est ni génial ni nul en quoi que ce soit. Pour conclure cette phase techniciste, je dirais que si l’on devait les représenter avec des courbes, le premier serait une oscillation, le second une ligne toute droite.

On comprendra aisément pourquoi un AMJM nous laisse de marbre, alors qu’un AMP, aussi imparfait soit-il, nous donne des frissons de satisfaction. Ses points forts suscitent en nous l’admiration vouée au talent, et ses points faibles complètent, voire renforcent cette admiration ; ils sont comme un assaisonnement, une ponctuation. Mieux encore, ils font naître chez l’auditeur une profonde sympathie à l’égard des auteurs de l’album, car ces reliefs esthétiques projettent une image éminemment aimable des musiciens : celle d’artistes dionysiaques (au sens strictement nietzschéen du terme) qui acceptent de se mettre à nu, et qui font fi de leurs fragilités pour créer l’œuvre la plus puissante qu’il leur soit permis de concevoir. Plutôt que de voir l’entropie de leurs compétences comme une limite, ils l’utilisent pour faire jaillir la beauté et l’expressivité du chaos. Pour reprendre les mots de l’historienne de l’art spécialiste du romantisme Ilaria Ciseri, ils expriment « l’irrationnel et le mysticisme, le sentiment de l’infini et de l’immensité, le rapport entre la nature et le sentiment intérieur ».

Alors, en quoi Dance of December Souls est-il un disque romantique, et un exemple d’AMP (oui, je vais pousser le truc jusqu’au bout) par excellence ? Pour le comprendre, commençons par retracer rapidement l’histoire du groupe : Katatonia s’est formé en 1991 en Suède, c’est-à-dire au bon endroit et au bon moment pour rentrer dans l’histoire du metal – même pas besoin d’être excellent, la simple exposition à l’émulation qui régnait à l’époque en Scandinavie suffit à vous imprégner du statut de mythe fondateur. Le groupe est à l’origine un duo, composé de Anders Nyström (basse et guitare) et Jonas Renkse (batterie et chant), qui pour son premier album s’augmente d’un bassiste juste bassiste (Guillaume Le Huche, pas manchot du manche) et d’un claviériste additionnel (Dan Swanö et sa touche cheezy). Ayant du mal à se fixer sur un sous-genre en particulier, leur musique est un mélange de death metal, de doom, avec parfois un soupçon de black. Un éclectisme qui est aujourd’hui salué, et qui aura permis au fil de des décennies de créer une infinité de registres, dans laquelle les passionnés aiment à se perdre en circonvolutions sémantiques (on pourrait parler de death-doom, de blackened death, voire de blackened death-doom…). Mais cette pratique de l’hybridation n’est pas encore monnaie courant au début des années 90. Les genres spécifiques du metal sont à peine naissants, et tellement marqués dans leurs caractéristiques qu’ils ont plutôt tendance à s’exclure mutuellement : la force brute du death empêche le pathos du doom, qui lui-même ne fait pas bon ménage avec la noirceur possédée du black. L’amalgame auquel procède Katatonia relève plus du tâtonnement que de la virtuosité. Pourtant, cette tension entre les genres que l’on retrouve au cœur de Dance of December Souls se transformera elle aussi en atout.

Je me permets d’accélérer sur la suite de la carrière du groupe, qui est émaillée des mêmes écueils et moments de gloire que l’on retrouve chez presque tout le monde : changements de line-up, membres qui arrivent, partent et/ou reviennent, pauses puis retours triomphants, etc. J’insisterai simplement sur le fait qu’à l’aube des années 2000, Katatonia se détourne du metal à proprement parler et dérive vers le hard rock, puis vers le rock progressif, et que c’est à cette période que le groupe sortira ses albums les plus aboutis et acclamés. Pourquoi ne pas parler d’un de ces albums dans ce cas ? Eh bien, parce qu’il existe un tas d’œuvres excellentes de par le monde, et ce qui les caractérise souvent, c’est qu’elles font tout très bien, ou presque. Mais ce qui fait qu’un AMP est un AMP est de prime abord plus mystérieux, plus déconcertant, et voilà pourquoi il me semble plus opportun de parler de Dance of December Souls.

Plutôt que de prendre le disque dans son ensemble, je vous propose même d’en étudier un seul morceau dans une analyse quasi-juxtalinéaire, à savoir Gateways of Bereavement (« Les Passerelles du deuil » en français), qui est le plus représentatif selon moi ou en tout cas celui qui ramasse en lui toutes les forces et les faiblesses du groupe sur cet album :

00:00 – 00:14 : Un riff typique du doom metal : lent, lourd, presque groovy. Si l’on devait pinailler, on pourrait déceler une pointe d’empressement dans la façon de jouer, une précocité d’adolescent. Toujours est-il que le riff est efficace. On entend également de la batterie, sur laquelle un fort écho a été appliqué, ce qui donne un côté dramatique.

00:14 – 00:48 : Nous voici déjà confrontés au point névralgique de l’album, celui qui justifie quasiment à lui seul sa classification en tant qu’AMP : la voix de Jonas Renkse. Ce dernier n’utilise pas les techniques éprouvées du metal pour produire des simulacres de cris (par ignorance ou par choix, nul ne le sait). Non, il crie pour de vrai. On pourrait même dire qu’il hurle à la mort, et c’est là que réside la nature romantique de Dance of December Souls. Il y a quelque chose d’héroïque à éreinter sa voix de la sorte, à vociférer chaque parole comme si demain n’existait pas – il est d’ailleurs à signaler que pour l’album suivant, Katatonia recrutera un chanteur intérimaire, Renkse ne s’étant toujours pas remis de l’enregistrement 18 mois plus tard. Attardons-nous maintenant sur les paroles qui ouvrent le couplet : I stand as I cry / Mourning in the silent rain / Death will light my burden / Endless is my sorrow. Pas des cris de rage, ni des cris de peur, mais des cris de pleurs.

00:48 – 01:02 : Un pont musical comportant un nouveau riff, plus enlevé que celui que l’on trouve en ouverture. On se dit que le morceau pourrait bien décoller pour de bon.

01:02 – 01-30 : Et en effet, il décolle. Jonas Renkse recommence à hurler, sur un rythme plus soutenu. Gone are dreams of velvet voices / I am you, we were one […] The sky unites with the blackened rain / Summon with my tears. On comprend que le morceau est adressé à un être aimé qui a été perdu. Romantique, je vous dis…

01:30 – 02:48 : À nouveau, un concentré en quelques mesures de pourquoi Dance of December Souls est un AMP. Un riff et une batterie plutôt scolaires, que viennent déchirer les complaintes gutturales de Renkse, avec Let me diiiiiiiie! à vous donner froid dans le dos.

02:48 – 03-27 : Une sorte de refrain sur lequel les cris gagnent encore en intensité. Renkse achève d’écorcher sa gorge, semblant chanter depuis le fond d’un précipice. Gateways of bereavement / A temple of guilt / Falling deep / Embraced in grief / My withering soul / Let me die.

03-27 – 03:40 : Un break de batterie surchargé d’écho, qui n’a pas l’air de trop savoir où aller. La batterie n’est pas vraiment le fort de cet album…

03:40 – 04:35 : À nouveau, le moyen laisse la place au sublime. Après un énième râle de Renkse, survient ce qui est sans doute l’un des plus beaux riffs de tous les temps. Vraiment, je n’exagère pas. Grave, enlevé, chevaleresque, efficace tout en restant complexe. Parfait. Pendant ces 55 secondes, le groupe ne touche plus terre.

Malheureusement, parmi les péchés de jeunesse que commet Katatonia sur cet album, on trouve celui qui consiste à ne pas savoir quand ni comment finir un morceau. Après ce passage d’anthologie, la piste semble repartir en arrière et se retourner sur elle-même, reprenant dans le désordre des éléments de sa première moitié pendant quatre minutes supplémentaires qui paraissent bien superflues. Descending from a silent sky / Death comes to take me away / And from the gateways you hear me cry / I love you, finit par conclure Renkse. Il était temps. Quand même, quelles montagnes russes…

Voilà donc toute la merveilleuse imperfection de Dance of December Souls, encapsulée dans sa chanson la plus emblématique, depuis son imprécision juvénile jusqu’à ses aspects les plus saisissants. Le reste du disque oscille lui aussi entre le fragile et le grandiose (Without God et Velvet Thorns notamment sont de très bons morceaux), cimentant encore sa magistralité claudicante. On ressort de cette écoute ragaillardi et captivé, avec une indulgence totale envers les lacunes du groupe. C’est ce qu’il y a de bien avec les albums moyens passionnants : ils arrivent à être les deux à la fois, mais sont surtout passionnants.

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