Comprendre les paroles a toujours été pour moi relativement accessoire – ce que je qualifierais a minima de « pas banal » puisque que j’adore la poésie, mais aussi car, toujours selon moi, rien n’égale le mot quand il devient musique, quand s’allient le sens et la forme. La manière dont il sonne, la voix qui le porte, le souffle, l’appareillage technologique l’amplifiant / le captant / le reconstituant, tout cela importe ; mais la musique garde toujours cette mystique océanique, où la signification perce parfois, imprévisible, souvent en deçà du langage. Ou aux alentours plutôt. Pourtant, comme me le faisait remarquer ma tendre amie il y a quelques jours, le verbe fait évidemment lui aussi la musique : il n’est pas un simple addendum et même quand il ne peut être compris, il affecte. Ce qu’il veut dire, même incompris, fait vibrer. C’est ça, la magie première. Mais je m’emporte un peu, on va reprendre du début.
Alors que je venais encore une fois me balader chez Dizonord section Marseille sans vraiment de but mais bien décidé néanmoins à repartir avec quelque chose sous le bras, je suis tombé sur un disque dont la pochette, par la photographie qui l’orne, me chavire tout entier : une femme, cheveux en mouvement et dents apparentes, regarde loin derrière moi, à une distance incommensurable. Ses yeux profonds, vagues, sont surmontés de sourcils fournis ; elle est magnifique et déjà je m’emballe, troublé. Puis je vois son nom, Maria Del Mar Bonet, je m’emmêle, tout se télescope, et je la relie à Bonet de San Pedro. Je survole les différentes pistes et ce que j’entends colle à l’image mentale : c’est cette folk ibérique, d’un baléarisme littéral que je fantasme sans cesse car sa vibrance me prend sans détour, me raconte l’altérité autrement que sa cousine américaine avec laquelle elle partage des affinités. Je veux me sentir proche de cette musique car elle délie à sa manière l’aliénation transatlantique. Je parcours le disque donc, et tombe assez vite sur une mélopée ramassée que je pressens, dès la première seconde, parfaite : « La Petxina » – je le sais d’autant plus que l’impossible pilleur que je suis ne pense qu’à la sampler –, ou la coquille, en français.
J’adore les chansons courtes : je les vis, quand elles sont bien réalisées, comme des gestes justement gorgés de vie et non pas comme des miniaturisations de quelque chose de plus grand ; elles sont souvent humbles, directes et articulées avec grâce.
Je baragouine en espagnol, je me démerde en anglais, je parle français : toujours pourtant, les paroles se troublent quand je les perçois. Ici encore je pourrais me laisser porter, jouir de mon incompréhension SAUF que, pour une fois, celles-ci sont présentes sur la protection papier du disque, et avec la traduction – je crois que cela tient à ce que cette version du disque est une compile de 1983 éditée pour la France, bizarrement « GRAND PRIX DU DISQUE de l’académie Charles Cros », succédant à Jardí Tancat, un album paru deux ans auparavant où figurait originalement « La Petxina ». Composés en catalan, un idiome bien connu où se croisent notamment occitan, arabe et castillan (je schématise), ces vers sont l’œuvre d’une poétesse originaire de Palma de Majorque (comme Maria, comme Bonet), Maria Antonia Salvá ; ils sonnent à mon oreille : comme le valenciano, j’y puise les émotions traversant le sens. C’est une proximité qui désoriente totalement, une sensation extraordinaire, amplifiée par l’instrumentation et la voix de Maria (la chanteuse, donc), cette voix qui déborde et porte comme son regard, qu’aucun micro ne peut véritablement saisir et contenir. Elle même a chanté toute sa vie en catalan et ce dans une optique clairement politique (les langues régionales sont muselées sous Franco, quand elle commence sa carrière), ce qui ne l’a aucunement empêchée de devenir une chanteuse très populaire à la discographie conséquente – que je n’ai pas creusée outre-mesure, à part celui-ci dont la pochette m’a eu direct et qui vaut le coup : à la fois troubadour et jazzy, cabaret et monastique, c’est flou et dramatique, je ne saurais pas mieux mettre les mots mais faut y aller !
Dès son ouverture, instrumentale, cette chanson est une leçon de dramaturgie. Déjà, il y a tout : en fade in, des arpèges de guitare et une nappe vaporeuse (violons ?) et les descentes harmoniques de cordes en parallèles (guitares, mandolines ?) s’entremêlent, avant de que n’entre, majestueuse, la voix. « L’amor i son record que de la gent / L’amour et le souvenir, qui des gens » : premier vers, l’ambiance est posée. Sans la traduction, je ne saisis que ce premier mot lancé avec une grâce mélancolique et grave, de celle qui était l’apparat des seuls troubadours, dans mon esprit. D’ailleurs, le motif de guitare qui se déploie à la fin de cette phrase et continue sur le second vers – « i del lloc i del temps em feien liure / et du lieu et du temps me faisaient libre » – est sans équivoque estampillé amour courtois.
Autant poétiquement que mélodiquement, la première moitié du quatrain est déjà parfaite ; mais l’entame de la deuxième (« màgicament poblaven el meu viure / peuplaient magiquement ma vie ») monte encore un cran au-dessus, c’est une envolée qui me tord le cœur, implacable dans sa douleur et son amour, avec la mandoline qui enfonce le clou, c’est trop, je meurs ! La dernière section de la strophe (« amb belles lluïssors d’or i d’argent / de scintillements d’or et d’argent ») me parle aux premiers abords moins, elle me semble un peu trop anglo-saxonne dans le mauvais sens du terme, contrairement à la phase précédente. Cependant sa fugacité naturelle, comme une éclaircie, aboutit à une réminiscence allégée de l’introduction où revient notamment cette nappe de cordes chargée de tant de pleurs, alors que Maria fait traîner la syllabe finale. Retour dans le brouillard.
C’est ensuite le deuxième quatrain, en soi assez similaire au premier : premier vers d’une noblesse sans âge – « Un cap al tard vingué desfent mitatges / Un crépuscule arriva brisant les mirages » –, un deuxième qui laisse d’abord entrevoir ce bon gros bad – « jo els doní comiat / je les ai délaissés » – puis le confirme et l’assoit pour de bon – « tot passa i mort / tout passe et meurt » : dans ces quelques mots, dans la façon dont Maria les chante, il y a absolument tout ce que les humain·es ont toujours voulu chanter, de tant de façons. Un vers qui ouvre un passage éclatant vers la seconde partie de la strophe, où toute la douleur du monde vibre sans aucune retenue – « i feu engrunes mig a contracor / et à contrecœur, il mit en morceaux ». Puis vient la fin du poème où apparaît enfin la coquille du titre (« una petxina de llunyanes platges / une coquille de plages lointaines ») : bref et vigoureux éclat puis retour à un calme d’orage. Le poème est fini, mais la chanson continue : Maria a lancé la dernière syllabe, celle-ci se perd progressivement ; l’arpège de guitare se poursuit, la voix resurgit, murmure sans dire ; les cordes reviennent et montent en hélice, se perdent progressivement, tout disparaît.
Subliminale, jamais la mer ne sera apparue pour de bon, si ce n’est dans ce final où on l’effleure ; elle est l’impensée qui habite et inonde pourtant de sa présente impérieuse ce chant méditerranéen.
Voilà, je crois que je ne m’étais jamais autant penché sur un texte pour Musique Journal, j’en suis vraiment très content, surtout pour cette œuvre qui est maintenant dans mon esprit l’archétype de la chanson parfaite, rien que ça. Comme moi, je vous souhaite de déborder d’amour, de colère et de fougue à son écoute et vous remet quand même ci-dessous la parfaite épure qu’est le poème de la senyora Antonia Salvá, dans son entier et non ciselé par mes commentaires :
L’amor i son record que de la gent
L’amour et le souvenir, qui des gens
i del lloc i del temps em feien liure
et du lieu et du temps me faisaient libre
màgicament poblaven el meu viure
peuplaient magiquement ma vie
amb belles lluïssors d’or i d’argent.
de scintillements d’or et d’argent.
Un cap al tard vingué desfent mitatges
Un crépuscule arriva brisant les mirages
jo els doní comiat – tot passa i mort –
je les ai délaissés – tout passe et meurt –
i feu engrunes mig a contracor
et à contrecœur, il mit en morceaux
una petxina de llunyanes platges.
une coquille de plages lointaines.