Moi chroniquant 20 cents, y a-t-il conflit d’intérêt ? Il y a deux semaines, ce groupe – prononcez twenty cents – était chez moi, en train de me faire écouter ses morceaux fraîchement mixés (la réponse est donc OUI). Je bredouillais à Héloïse, moitié du duo, que je ne pouvais pas lui donner mon avis sur ces versions définitives : parce que l’on est tellement copaines, parce que j’aime tant leur musique que je ne pourrais supporter d’être déçu. Ce serait aussi pénible que si c’était moi qui échouait. Heureusement, cette conversation absurde n’a plus lieu d’être, je suis redevenu raisonnable : l’album d’Héloïse est à la hauteur, charmant, drôle, émouvant, avec des défauts, mais qui n’en a pas ?
Dans l’entre-deux du sérieux et au climax de la sincérité, Nos deux joyeuses luronnes font bien les choses. Leur musique évoque la synthpop moderniste et dada de Felix Kubin ou d’Asmus Tietchens, on y retrouve aussi quelques motifs IDM plutôt élégantes, comme sur « Science Infuse » ou « Chere RSA » (sic). Je cite ces courants faute de mieux : oui, on pense parfois NDW ou electronica, mais à aucun moment 20 cents ne cherche réellement à s’inscrire dans une quelconque école, à citer telle ou telle influence. Ce qu’elles veulent, c’est faire des nouveaux sons-bruits électroniques et cools, et c’est un programme qui nous convient très bien. Leur son est aussi la conséquence de leur instrumentarium : elles utilisent l’ordinateur, des semi-modulaires moog, un Tenori-On, raffolent des instruments-jouets (synthé Casio, mini trompette, et autres clochettes), ce qui rapproche leur setup d’un atelier d’éveil musical. Héloïse et Zouzou préfèrent le fun et la liberté de l’enfance aux mondes adultes et à leurs codes, pour lesquels elles n’ont manifestement qu’une appétence réduite.
Pour autant, 20 cents abordent sans ambage des sujets sombres, comme la santé mentale (« Chapito », « Glauque »), l’alcoolisme (« Ronde »), la précarité (« Chere RSA »). Le texte de cette dernière chanson est repris d’une lettre au RSA par le collectif d’autricxs RER Q, retranscrite de mémoire, l’exemplaire d’Héloïse ayant été kidnappé par sa psy pour compenser une dette de 10€. Leurs chansons sont caractérisées par des paroles approximativement poétiques, émaillés de calembours, tantôt bêtas, tantôt très bien vus. Un de mes préféré est celui de « Les mots sont des fénéants » (re-sic) :
« Les mots sont des fainéants,
de gros impétueux incompétents,
même pas foutus de servir sur un plateau d’argent
l’expression distinguée de mes sentiments.
Ce que je sais faire
avec mes dix doigts,
avec mes deux bras,
mes mots ne le peuvent pas »
Des mots impuissants, peut-être, mais fortiches : c’est simple comme une comptine, profond comme un lac, vrai comme le dictionnaire.
Autre fav, « Broken Big Boss Chair ». La prod, dominée par un flanger insistant, semble avoir pour but le malaise (j’ai envie de dire que ça sonne illbient). Là-dessus, Zoé susurre un texte semi crypté qui laisse deviner qu’elle ne se laisse pas marcher sur les pieds, attendant sa vengeance avec un air innocent. En nous parlant de cette chaise de PDG cassée et de ces thousand goodies probablement trouvés dans des maisons abandonnées et bâtiments squattés, elle nous donne une leçon sur le relativisme de la valeur des objets. Déchets ou merveilles? On a le pouvoir de décider, réhabiliter les brols et ne plus se laisser intimider : la chaise du patron, elle aussi, est promise à la décharge.
La voix autotunée autour de laquelle est bâti le morceau ambient « Cruche » porte elle aussi un texte particulièrement beau, juste, tiré avec malice vers le non-sens par des formules polysémiques – ce « Je suis une cruche » qui ouvre un gouffre sémantique ; propre, figuré, on ne sait plus. La musique est douce et apaisée, mais pas les mots. « Voilà la gougoutte bien bourrée qui déborde la cruche rafistolée, elle glousse et sanglote… ». Moi aussi je glousse et sanglote, j’ai envie de pleurer tellement c’est beau d’arriver à raconter aussi bien un débordement émotionnel.
On a sorti les poubz !!! rassemble trois ans de production, c’est donc une release riche en contenu, peut-être même un peu trop. L’ensemble est parfois inégal, comme « Revenge », très drôle mais produite par-dessus la jambe, ou « Ronde » et « Chapito », dont les sessions de mixage ont été perdues. Elles n’ont donc pas pu être masterisées avec la providentielle Anotine Nouel, ingénieure du son établie à Grrrnd Zero (Sound Love Studio) et qui a beaucoup fait pour que cette musique sorte. Mais après tout, ce n’est pas vraiment un album, ce sont des « poubz » : des chansons un peu vertes et moins fignolées y côtoient des morceaux plus matures et aboutis, normal.
Mais j’hésite à conclure en vous parlant du charme que peut avoir cette esthétique du rebus, avec cet ensemble disparate proposé de manière quasi chronologique, ou bien à l’inverse, à avouer que ça me donne plutôt envie d’écouter la suite, un disque « mieux fini ». Je crois que je connais un peu trop leur musique comme quelque chose en gestation, et ressens plus d’excitation pour les morceaux parés du vernis de l’achèvement. Mais peut-être est-ce négliger tout ce que le processus du peaufinage gomme d’heureux et de vibrant, souvent. Reste la question, impossible à démêler, de l’endroit où s’arrêter. Une chose est sûre : on a pas fini de retourner fouiller dans ces poubs-là.