Sans détour et en accord avec les formes de fluidité et de dureté étudiées aujourd’hui, commençons : Lime68k est une artiste audiovisuelle rennaise qui, à partir de différents outils et instruments numériques de sa confection, de logiciels comme Pure Data, Max/MSP ou Cycling ’74 et d’autres méthodes dédiées aux recherches en code informatique, opère une musique organique. Et ces temps-ci, on dirait que ça ne chôme pas : comme une fonction exponentielle, comme des fruits arrivant à maturité, les sorties s’enchaînent et c’est exagérément bien. Fin mars paraissait DSPRSM qui m’a totalement soufflé. À l’écoute, ça m’a fait comme passer la tête dans un torrent : des mouvements plasmatiques balancent entre déstructuration extrême et exploration des contours, l’attention glisse et s’accroche alternativement sur des volumes plein de surprises, des gestes qui marquent.
Son affiliation revendiquée à la frange dite « extreme » de la computer music, évoquant par exemple farmers manual, RM Francis, Evol, rkss, an0n0, ETAT, Superpang et évidemment les Editions Mego, était pour moi de bonne augure ; et cette rencontre avec le label de pointe fals.ch (established circa 1999) vient souligner des connexions, donner corps à une sorte d’amicale intergénérationnelle de la musique d’ordinateur pour laquelle la notion d’expérimentation semble ne pas être une simple étiquette. Dans cet écosystème de la recherche perpétuelle, Framesynthesis, synthèse Pulsar et autres agents terraformants guident vers des formes et sonorités particulières, mettent sans cesse à jour de nouvelles limites, des résultats inattendus.
Impossible de ne pas également mentionner la galaxie du live-coding toujours en essor de l’Algorave, avec des organismes comme le cookie collective actif à Paris, et à Lyon, la bande de Ralt1441mi et de son collègue Bubobubobubobubo (développeur du langage Sardine et observateur de son propre écosystème), qui ont porté le mouvement avec 3 Algoraves en 3 ans à Grrrnd Zero et dont les programmations sont un échantillon de ce vaste réseau. Ce monde du live-coding diffère d’autres milieux que j’ai pu croiser ces dernières années en sa particularité de mêler des chercheur·euses et des bidouilleur·euses, des ingénieur·es à la recherche d’une expression artistique à associer à leur maîtrise technique, des musicien·nes dont la pratique les a amené·es à creuser un peu plus l’informatique, et puis des artistes totaux comme azertype. Voilà pour le carton de présentation.
Reprenons. La même semaine que DSPRSM, Lime68k partageait une seconde proposition respirant l’exploration formelle (voir géométrique : cf. le nom des morceaux) : Optique/Perspective, sur l’excellentissime Active Listeners Club. Là, les superpositions de processus rendent sensible des formes encore différentes, et la sensation de déconstruction est grisante. Chaque écoute est une montée/descente en spirale : dans un glissement, le long d’un réseau géomorphologique et sonique, des cascades monumentales se trouvent mêlées de murmurations d’oiseaux synthétiques. Ne perdant pas haleine, la semaine dernière sur miniature records, elle se prête à l’exercice de la maison d’éditer une collection de morceaux d’une minute. Ici, le son est le matériau de jeux algorithmiques et se fait sculpture sonographique. Au sein de cet Isolat se déploient, dans un aspect intestinal brillant, cinq vignettes mouvementées – structurées à partir de la transformation de Fourrier rapide (FFT), un algorithme communément utilisée dans le traitement numérique des signaux naturels ; si vous aimez les maths ou l’histoire des maths, voilà –, sonnant à mes ouïes comme des promenades dans les forêts microscopiques d’holobiontes florissants. Récemment je lisais la description d’une scène de trafic extraterrestre organique dense dans Aube d’Octavia E. Butler et je me disais cela pourrait en être la bande-son. Dans cette musique spectrale, je trouve mon plaisir dans la finesse des arrangements, et la composition par données pures m’évoque des perspectives de prime abord moins anthropocentrées. Comme dans bien d’autres formes d’art, la force de la miniature ou du fragment tient dans sa capacité à susciter l’évocation ; elle semble toujours extraite d’environnements plus vastes, et mène l’auditeur à reconstituer par l’imaginaire, à mettre en sa perspective.
Je pourrais également vous parler du céleste Tricyclism réalisé sous l’alias 1×1 au début de l’année, où la majesté quasi-climatique s’entremêle à la délicatesse des fréquences, ou encore de la stimulante collection sp00l_38 (sortie en mars) dont la sensation se situe pour moi entre DSPRSM, Isolat et un film catastrophe à thème nanorobotique : en fait, des exercices de premier jets sur Max/MSP 8 qui sonnent comme des excitations cartoonesques rondes. Évidemment, tout cela me donne envie de pousser un peu plus, d’aborder les liens de continuums entre laptop noise et drone de guitare, de la bascule exemplifiée par Seefeel entre shoegaze et electronica, mais on s’éloigne et cela ne serait pas vraiment raisonnable, n’est-ce-pas ? Restons en donc ici pour cette fois, gorgé·es des sinuosités digitales de Lime68k, et gardons nos élucubrations pour un prochain article. Avant de finir, il me faut saluer du chapeau Charles Mahaco d’avoir eu la patience de tenter de m’expliquer Supercollider il y a quelques années, lui à qui je dois le début de mon intérêt pour les musiques d’ordinateur, et à 乃٥乃 et Jacques (2) qui l’ont perpétué et considérablement enrichi.