Le funk brésilien, qu’on a découvert en Europe au début du siècle sous le nom de baile funk, est un courant musical qui ne cesse de se réinventer depuis les années 80. Après avoir mêlé des rythmes afro-brésiliens et Miami Bass, il fait aujourd’hui partie de cette famille sonore très éparpillée qu’on appelle un peu trop génériquement la « global bass ». Si vous n’êtes pas au courant, sachez que le b-funk actuel est probablement le genre musical le plus excitant de la décennie en cours, à la fois le plus innovant, le plus accrocheur et le plus varié, qui fait coexister une production sans chichis, voire carrément rudimentaire, et des fulgurances formelles qu’on pourrait abusivement qualifier d’avant-gardistes. Pour en savoir plus sur ces scènes locales qui prolifèrent au pays de Bebel Gilberto, je vous invite à à consulter le blog spécialisé billdifferen et à lire les deux parties de l’excellente interview d’un universitaire en immersion qui s’appelle GG Albuquerque, disponible sur la géniale newsletter No Tags lancée par deux anciens de FACT. Vous pourrez de cette manière effectuer une mise à jour salutaire sur les dernières évolutions du genre et mieux comprendre le contexte sociologique des Baile (le mot qui désigne les lieux, les « bals »où se passent les fêtes où l’on entend ces musiques de tarés).
En creusant dans YouTube, j’ai eu la surprise de repérer parmi tous les sous-genres du funk contemporain quelque chose de particulièrement salé : du funk gaucho, rural, à base d’accordéons et de chansons qu’on suppose paillardes. Une déclinaison d’autant plus étonnante que le funk est, à travers toute sa diversité, un langage profondément urbain. L’occasion pour moi d’interroger rapidement les oppositions sociologiques pas si évidentes que le sens commun fait régner entre les villes et les campagnes.
Car c’est là l’une des fractures supposées les plus en vue de nos temps, une dichotomie mainte fois jouée et utilisée avec malice par toute personnalité politique qui veut jouer la carte de la nostalgie du bon vieux temps et de la décadence de Babylone. Dès les années 1970, Raymond Williams, alors enseignant à Cambridge, influent penseur de la New Left britannique et figure de proue des naissantes Cultural Studies avec Stuart Hall, avait analysé, dans son livre The Country and The City, l’aspect fabriqué de cette opposition bien souvent accentuée et exagérée à des fins politiques. Monde rural et monde urbain sont en effet des espaces poreux, qui communiquent entre eux à travers la circulation des biens et des personnes, mais aussi grâce aux modes de représentation apportés en ville par les néo-urbains et inversement. Pourtant, depuis le romantisme réactionnaire du début du dix-neuvième siècle jusqu’à nos jours, s’est imposée une conception de la campagne comme un lieu de vision privilégié des traces du passé.
Ne vous inquiétez pas, il ne s’agit pas ici de faire un cours magistral, très vague et un peu plombant, sur l’invention de la tradition et les représentations culturelles de la ruralité. Mais je voulais en parler car c’est sur ce genre de pistes de pensée que m’a emmené le b-funk en tracteur. Je vis moi-même en « zone rurale » dans le Lot-et-Garonne, et il faut bien constater qu’en termes d’ambiance culturelle, à première vue, c’est plutôt la ramasse. La culture rurale locale, pourtant faites des vagues successives de migrations de travailleurs manuels depuis des siècles, s’est cristallisée dans le marasme. Comme un peu partout en France, la musique traditionnelle s’est faite manger à la fois par les folkloristes et par le mouvement musette, et si elle reste encore très vivante par endroits, c’est dans le cadre d’une niche dédiée et très isolée. Je parle du réseau informel qui relie La Nòvia à La Crue, Lise Barkas et Yann Gourdon. Car hélas, pour avoir grandi à la campagne, et sans prétendre que mon expérience soit souveraine, ce que j’ai entendu le plus souvent en termes de musiques issues « de la ruralité », c’est un accordéon MIDI avec des accompagnements automatiques pour la fête du village, ou une litanie de chansons à boire bien souvent affligeantes – jamais de la cabrette psychédélique.
En Amérique du Sud, de nombreux indicateurs semblent montrer que le substrat “trad” est resté très important dans les recettes de la musique pop contemporaine. J’en avais déjà parlé ici voici quelques années dans un article sur le groupe Romperayo. Encore plus frappant, dans la musique de club contemporaine : des genres comme l’aleteo ou la guaracha, que l’on retrouve du Mexique au Venezuela en passant par la Colombie, et qui font la part belle à une basse bondissante qui dois autant à la tech-house tribale des années 2000 qu’aux rythmes de la cumbia. Sans parler des samples de cloches et des leads d’accordéons et de trompettes qui peuplent les morceaux… En somme, le fil de la tradition n’a pas été rompu, ou en tout cas, on n’a pas voulu inventer sa rupture pour jouer les anti-modernes.
La question est extrêmement compliquée, car en Europe comme en Amérique du Sud, la race et la classe jouent un rôle important dans la distribution des légitimités et dans la manière de jouer l’authenticité. Bien sûr, en Amérique du Sud, les questions de colonisation et d’esclavagisme accentuent très fortement ces dynamiques, mais il reste que dans le fond, la musique des Auvergnats n’est probablement pas aussi idiosyncratique que ça, et a été nourrie par des migrations de travail successives, par un intense métissage.
Au Brésil, pour en revenir à notre sujet du jour, il y a soi-disant une forte opposition entre un sud très rural (qui a été marqué par les migrations européennes, mais aussi l’emploi d’une très nombreuse main-d’œuvre esclave bantoue dans les champs) et, à partir de Sao Paulo, une ligne côtière marquée par une culture afro-brésilienne plutôt dérivé d’afro-descendants yoruba, que symbolise notamment la révolte de Zumbi. Cela s’exprime dans les chansons : le sud (les états du Rio Grande Do Sul, Paranà, Mato Grosso Do Sul voir Minas Gerais) est le bastion de la musique gaucho, la musique des Européens, des gardiens de vaches, et d’une forme de country que le Brésil partage avec l’Uruguay, le Paraguay et surtout l’Argentine.
Mais alors que se passe-t-il quand des éléments gaucho viennent s’hybrider aux gènes funk et ainsi semer le doute sur l’opposition si bien ancrée entre les favelas et les champs ? Lorsque se rencontrent musique urbaine et métissée d’avant-garde, et country music rurale? Et que tout ça n’est pas le calcul savant de Beyoncé, mais l’intuition de quelques DJ b-funk amateurs de sympathiques provocations ?
Eh bien vous avez là une playlist qui vient présenter cette funk rurale, sous-genre impossible du b-funk, localisé très loin des baile des favelas. Ici, c’est principalement la musique chamamé qui est revisitée avec des basses futuristes et une production rocambolesque. La musique chamamé est, si on l’écoute bien, l’expression d’un métissage important, comme sur ce disque qui m’a fait découvrir le genre, au hasard des bacs d’un Emmaüs de banlieue parisienne. Elle a pourtant été profondément chamboulée par l’arrivée de l’accordéon au dix-neuvième siècle qui est venu rendre cette musique plus blanche qu’elle ne l’était. Pour être schématique, disons que les ponts entre le chamamé et la musette européenne ont rendu marginale sa part « noire ». Et tout ça s’est fait en parallèle des évolutions politiques du sud du Brésil. Pour la faire courte, la révolution Ragamuffin ou la guerre des Farrapos a marqué le début du dix-neuvième siècle, avec une coalition d’afro-descendants et esclaves, de migrants européens et d’indigènes qui se révolte contre l’empire du Brésil, avec notamment l’appui du révolutionnaire professionnel italien Giuseppe Garibaldi. Cet épisode emblématique a été progressivement éclipsé, dans les États du sud, par la construction d’une identité blanche et conservatrice au cours du dix-neuvième siècle, ciment de la culture gaucho (et de la droite autoritaire brésilienne, de Getulio Vargas à Jair Bolsonaro, tout deux natifs du sud rural).
Cette toute récente forme de funk paysan, c’est donc un peu le retour du refoulé en terre gaucho. Le morceau qui a fait exploser le genre, le Mega Gaucho 2020 de Dj Cristiano Alves, est un remix du morceau « Fundo Da Grota » de Baitaca, sorte de chanson à boire claudicante et énorme tube de musique gaucho qui est sortie en 2020 également (139 millions de vues). Sur le remix, les vocaux de l’original et l’accordéon sont accompagné par une monstrueuse basse digitale qui fonctionne comme un accompagnement automatique, de samples présentant le DJ Cristiano Alves et autres extravagances issues du b-funk. Dans d’autres morceaux, on retrouve des samples de “yeehaw” de rancheros, et une esthétique marquée par les tracteurs, les chapeaux de cow-boy, les calebasses de maté et les pickups. Honnêtement, tout ça n’a selon moi plus grand-chose à voir avec le b-funk originel mais en reste une émanation, puisqu’il partage certaines des évolutions récentes du genre vers la dissonance (notamment entendu à Sao Paulo à travers le style appelé bruxaria). Le cocktail est à mon sens extrêmement savoureux, notamment dans les productions plus anciennes du DJ Joao Vitor, pionnier du genre qui expérimentait déjà ce cocktail absurde vers 2017. Pompe technoïde assourdissante se mêlent aux accordéons et aux voix traînantes des chanteurs gauchos pour créer le son de la ruralité du futur. L’inventivité harmonique est quasi nulle, la rythmique comiquement pataude, mais ça marche, car le collage est trop savoureux, et on a juste envie que ce soit la B.O. de ce genre de teuf.
Je dois admettre avant de vous laisser que je n’ai trouvé que trop peu d’informations sur ce funk gaucho, et que le décalage entre le nombre de vues des morceaux et la difficulté à trouver des indices sur la genèse du genre m’abandonne à la spéculation. Alors je me prends à rêver, ici au fond de mon Lot-et-Garonne, à une musette tournée vers l’avenir. Je rêve d’un rapport à la musique du monde rural qui ne se fasse pas exclusivement sur le mode du folklorisme, aussi éclairé et expérimental qu’il soit. Je rêve du ravivement d’une musique en commun, populaire et métissée, qui se joue dans les salles des fêtes de la diagonale du vide et sur les tracteurs des agriculteurs en colère. Un peu comme cet accordéon qui vient accompagner le gros pétou dans la loge de Jul. Enfin bon, ça n’est sans doute qu’un rêve.